L'étude qui va révolutionner l'évaluation des risques du bisphénol A
Par Stéphane Foucart
Ce ne sont pas des travaux anodins – comme pourrait le laisser penser le sobre communiqué de presse associé – mais bien une étude majeure que publie, mercredi 12 juin dans la revue Environmental Health Perspectives(EHP), une équipe de chercheurs français de l'unité de toxicologie alimentaire de l'Institut national de la recherche agronomique (INRA). Leurs résultats sont susceptibles de contraindre les agences de sécurité sanitaire à revoir leurs évaluations des risques présentés par le bisphénol A (BPA) – cette molécule de synthèse omniprésente et suspectée d'être impliquée dans une grande variété de troubles (cancers du sein et de la prostate, obésité, diabète de type 2, troubles neurocomportementaux, etc.). Les auteurs, conduits par Pierre-Louis Toutain, professeur à l'Ecole nationale vétérinaire de Toulouse (ENVT), montrent en effet que le BPA peut entrer dans l'organisme via la muqueuse située sous la langue.
Une telle voie d'exposition permettrait d'expliquer les forts taux d'imprégnation de la population humaine.
Quelle importance revêt une telle découverte ? "Actuellement, l'évaluation des risques considère généralement que des concentrations sanguines de BPA de l'ordre du nanogramme par millilitre [c'est-à-dire biologiquement active] sont impossibles dans la population générale", explique Véronique Gayrard (Ecole nationale vétérinaire de Toulouse, INRA), première auteure de ces travaux. Pourquoi ? Parce que ce qui se retrouve dans le sang est supposé être la part non-dégradée du BPA absorbé par voie intestinale.
Lorsqu'il est absorbé par cette voie, le BPA passe par le filtre impitoyable du foie. Celui-ci le dégrade en très grande partie. La part non dégradée – extrêmement faible – passe dans le sang. Quant à la fraction, très majoritaire, qui a été dégradée par le foie, elle est principalement excrétée dans les urines sous une forme appelée "BPA conjugué" (ou BPA-glucuronide). Or dans les urines, les mesures faites dans la population générale montrent des taux de "BPA conjugué" généralement eux-mêmes très faibles. Trop faibles en tout cas pour que le BPA sanguin – celui qui va jouer un rôle biologique – soit de l'ordre du nanogramme par millilitre, suffisant pour être biologiquement actif...
Il ne devrait donc pas y avoir de concentrations dangereuses de BPA dans le sang. Le hic, c'est que plus d'une cinquantaine d'études de bio-surveillance, mesurant directement le taux de BPA sanguin, ont trouvé des concentrations de cet ordre dans la population générale... D'où ce hiatus : vu les concentrations retrouvées dans les urines, cela semble impossible. C'est donc la posture adoptée par la plupart des agences de sécurité sanitaire, qui jugent ces études non plausibles, estimant que les prélèvements d'échantillons sont systématiquement contaminés. "Le BPA étant ubiquitaire, il est vraisemblable que de telles contaminations puissent en effet se produire, dit Mme Gayrard. Cependant, il ne nous paraissait pas scientifiquement satisfaisant de penser que toutes ces études de bio-surveillance aient été biaisées de cette sorte."
D'où la recherche d'une explication. Sur un modèle animal – le chien – les chercheurs français ont montré que le BPA résidant dans la cavité buccale pouvait passer dans le sang via la muqueuse sublinguale, très fine et très vascularisée. Selon leurs mesures, la proportion de BPA qui se retrouve dans le sang est alors comprise entre 70% et 90%, contre moins de 1% lorsque le BPA passe par la voie intestinale – c'est-à-dire sous les fourches caudines du foie. Transposé à l'homme, le mécanisme permet de réconcilier les mesures urinaires et sanguines de BPA. "Pour l'heure nous avons montré que ce mécanisme est avéré chez le chien et s'il est plausible chez l'homme, il n'est pas encore formellement démontré", tempère Mme Gayrard.
Reste qu'une telle voie d'exposition ne serait pas étonnante : certains médicaments sont administrés de cette manière. En outre, elle permettrait d'expliquer pourquoi les très jeunes enfants – qui portent continuellement leurs doigts à la bouche – ont généralement un niveau d'imprégnation au BPA bien supérieur à celui des adultes.
Incidemment, les travaux conduits par Pierre-Louis Toutain suggèrent aussi un fait très troublant : si le BPA ingéré peut passer directement dans l'organisme humain via la muqueuse sublinguale, alors ce pourrait être des dizaines d'études de toxicité du BPA par voie alimentaire, menées sur les rongeurs, qui seraient systématiquement biaisées. Les rongeurs ont en effet l'intérieur de la muqueuse buccale kératinisée, rendant très peu probable une entrée possible par cette voie. La transposition à l'homme de résultats obtenus sur ces animaux pourrait donc conduire à une importante sous-estimation du risque.
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