La revanche des cellules gliales
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Par Florence Rosier
Dans la jungle de notre cerveau, les neurones ne sont pas tout. D'autres cellules ont été longtemps négligées. Englouties dans l'oubli, reléguées au rang de simple "glue" du neurone roi... Tel fut, plus de cent ans durant, le triste sort de la glie, cet ensemble de cellules du système nerveux non excitables électriquement. A quoi servent ces cellules gliales, plus nombreuses que les 85 milliards de neurones qui peuplent notre boîte crânienne ?
Une étude publiée le 7 mars dans la revue Cell Stem Cell offre un début de réponse saisissant. Une équipe américaine a greffé des cellules précurseurs des astrocytes humains (une catégorie de cellules gliales) dans le cerveau de souriceaux nouveau-nés. Résultat : les rongeurs ayant subi cette greffe d'astrocytes humains apprenaient plus vite et mémorisaient mieux. Aucune amélioration cognitive n'était observée chez les animaux greffés avec des astrocytes de souris.
"Notre étude montre que les cellules gliales sont essentielles à la transmission des signaux entre neurones, observe Steven Goldman, de l'université de Rochester (Etats-Unis). Surtout, elle révèle que les capacités cognitives élaborées de notre espèce ne proviennent pas seulement de nos réseaux de neurones sophistiqués : elles reflètent aussi l'évolution de nos cellules gliales, plus abondantes, complexes et diverses que chez toute autre espèce."
La glie sonne donc aujourd'hui le glas de l'hégémonie des neurones. Car les données glanées à travers le globe, depuis plus de vingt ans, permettent de mettre fin à ce long aveuglement : non, les cellules gliales ne sont pas cantonnées à ce rôle passif de ciment neuronal - à cette glue qui les consacra glie, le 3 avril 1858, lors de leur découverte par le médecin allemand Rudolf Virchow.
UN SUJET À LA MODE
"Quand on soulève une pierre des cellules gliales, c'est tout l'édifice du système nerveux qui s'ébranle", observe Alain Bessis, de l'Ecole normale supérieure (ENS) à Paris. Sans cesse de nouvelles missions leur sont attribuées : fonctions métaboliques et nourricières ; contrôle, intégration et coordination de la communication entre neurones ; contribution décisive aux capacités cognitives humaines - mais aussi rôle délétère dans les maladies du système nerveux. "Impossible aujourd'hui d'ouvrir un journal de neurosciences sans y trouver de nouveaux travaux sur la glie",note Hervé Chneiweiss, neurobiologiste, qui dirige l'unité Inserm plasticité gliale (université Paris-Descartes). Une revue mensuelle, Glia, leur est même consacrée.
"Les cellules gliales, ce sont les "non-neurones" du cerveau", résume Alain Bessis. Mais la glie forme un ensemble disparate, qui regroupe au moins trois catégories de cellules. Les astrocytes, de forme étoilée, se caractérisent par leurs longs prolongements dont les extrémités s'ancrent d'un côté sur les capillaires sanguins et de l'autre sur les neurones et les synapses, ces lieux de communication entre deux neurones. Les oligodendrocytes ont la capacité de produire une énorme quantité de membrane qui s'enroule autour des axones pour former la gaine de myéline. Troisième type de cellules gliales, la microglie constitue le système immunitaire du système nerveux.
Première idée fausse : non, toute l'information nerveuse, dans le cerveau, n'est pas transmise uniquement sous forme d'impulsions électriques qui parcourent les réseaux de neurones. Dans cette symphonie cérébrale, les cellules gliales, en accord avec les neurones, jouent leur partition - harmonieuse, sauf en cas de maladie.
Second quiproquo, plus anecdotique : non, le mystère du génie d'Einstein ne résidait pas dans la richesse de son cerveau en cellules gliales, comme l'a laissé croire son autopsie. Les études ultérieures n'ont pas validé cette observation.
Troisième concept erroné : les cellules gliales ne sont pas de deux à neuf fois plus nombreuses que les neurones du cerveau humain, comme on le lit parfois. Pour autant, quantifier le nombre de cellules gliales du cerveau relève d'une entreprise hasardeuse. Au Collège de France, en ce matin pluvieux d'avril, Christian Giaume, spécialiste reconnu de l'astrocyte, pianote fébrilement sur son clavier d'ordinateur en quête d'une réponse scientifique étayée. Deux heures plus tard, à quelques centaines de mètres de là, sur la montagne Sainte-Geneviève, la même scène est rejouée par Alain Bessis, un brin penaud.
MARQUEUR DE L'ÉVOLUTION
"Dans le cortex humain, il y aurait 1,4 astrocyte pour 1 neurone. Mais les chiffres varient beaucoup selon les études, les régions du cerveau et les espèces, avance Christian Giaume. L'essentiel est ailleurs : quand on passe du cerveau de souris au cerveau humain, on observe un accroissement spectaculaire de la complexité de ces cellules. Les astrocytes humains ont des ramifications bien plus étendues, chacun couvrant un domaine plus grand. L'écart homme-souris est bien plus marqué pour les astrocytes que pour les neurones."
L'apparition des astrocytes et leur sophistication, au cours de l'évolution, semblent correspondre à plusieurs sauts phylogéniques. "L'acquisition d'une symétrie bilatérale coïncide avec l'apparition de la glie : la méduse, à la symétrie radiaire, n'a pas de cellules gliales, tandis que les insectes et les nématodes en possèdent, souligne Bernard Zalc, directeur du centre de recherche de l'Institut du cerveau et de la moelle épinière à la Pitié-Salpêtrière. Plus tard, l'émergence des mammifères semble concorder avec une inversion du rapport "nombre de cellules gliales sur nombre de neurones", les cellules gliales devenant majoritaires."
Le développement des capacités cognitives humaines jalonnerait une nouvelle étape. "Dans l'expérience américaine de greffe d'astrocytes humains, ceux-ci établissent des communications avec leurs homologues murins par l'intermédiaire de jonctions communicantes", souligne Christian Giaume. Et c'est une des clés de l'astrocyte. Elles désignent un ensemble de canaux reliant le cytoplasme de deux cellules voisines. Via ces jonctions, les astrocytes ont une remarquable aptitude à former des réseaux où les cellules communiquent entre elles directement. Ils échangent ainsi de petites molécules métaboliques (glucose, lactate), mais aussi des ions calcium.
"Les astrocytes utilisent une signalisation très sophistiquée : les vagues calciques, qui sont de brèves augmentations des taux de calcium intracellulaire se propageant d'une cellule à l'autre", explique Christian Giaume. Ces vagues assurent la synchronisation d'un réseau d'astrocytes, qui interagit avec un réseau donné de neurones. "Nous avons montré que des groupes de neurones qui répondent à un stimulus sensoriel, par exemple à une odeur, se superposent à des réseaux d'astrocytes", indique Christian Giaume. Une façon pour les astrocytes de coordonner l'activité de tout un groupe de neurones ?
PLASTICITÉ CÉRÉBRALE
Mais la clé essentielle, pour comprendre comment l'astrocyte contrôle la plasticité des réseaux de neurones, c'est la synapse tripartite. "Ce concept a bouleversé les neurosciences modernes", relève Hervé Chneiweiss. Il repose sur un trépied interactif : le neurone présynaptique, le neurone postsynaptique et le pied astrocytaire qui les enrobe. Au sein de cette synapse tripartite, l'astrocyte activé émet des gliotransmetteurs (D-sérine, ATP...) qui se lient à des récepteurs de surface des neurones. A l'inverse, l'astrocyte porte des récepteurs aux neurotransmetteurs libérés par les neurones.
"Quand le neurone présynaptique libère du glutamate, ce neurotransmetteur active un récepteur de surface de l'astrocyte. Ce qui enclenche une cascade d'activations, dont celle du récepteur NMDA, acteur essentiel de l'apprentissage et de la mémorisation", explique Stéphane Oliet, directeur adjoint du Neurocentre Magendie (Inserm, université de Bordeaux), auteur de travaux pionniers dans ce domaine. L'astrocyte gouverne ainsi le nombre de récepteurs NMDA activés, donc le nombre de synapses renforcées par l'apprentissage.
Autre mission capitale : l'astrocyte assure un approvisionnement des neurones en énergie "sur mesure". Or le cerveau consomme un quart de l'énergie corporelle ! "L'astrocyte détecte l'activité des neurones. Il envoie un signal aux vaisseaux sanguins par l'intermédiaire de ses prolongements pour importer plus de glucose là où les neurones sont actifs. Puis l'astrocyte transforme ce glucose en lactate, qu'il distribue aux neurones", explique Pierre Magistretti, de l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. En 2011, son équipe a montré que ce lactate est indispensable aux tâches d'apprentissage et de mémorisation des rongeurs.
NOURRICES ET ÉBOUEURS
Nourrices des neurones, les astrocytes en sont aussi les éboueurs : ils éliminent et recyclent les neurotransmetteurs libérés en excès. Décidément multitâches, "ils régulent directement la quantité de sommeil dont l'organisme a besoin", indique Thomas Papouin, de l'université Tufts (Boston) - qui lors de sa thèse chez Stéphane Oliet a décrit le rôle des astrocytes dans la synapse tripartite au sein de l'hippocampe. L'astrocyte peut aussi contrôler la production de nouveaux neurones à partir de cellules souches neurales. Mieux : après un accident vasculaire cérébral, les astrocytes nouvellement formés favorisent une cicatrisation qui limite les dégâts, comme l'a montré une équipe américaine en avril.
Les astrocytes sont cependant des Janus : de protecteurs, ils se muent en ennemis dans de très nombreuses pathologies du système nerveux. Par exemple dans la maladie d'Alzheimer : "Nous allons utiliser une batterie d'outils innovants pour voir comment les astrocytes agissent sur les synapses à récepteurs NMDA, perturbées très précocement dans cette maladie", indique Gilles Bonvento, du CEA-MIRCen (Fontenay-aux-Roses).
"L'avenir est au développement d'une pharmacologie de la glie, explique Pierre Magistretti. Pour trouver de nouveaux traitements des maladies du système nerveux, les efforts ont jusqu'ici porté sur les neurones, avec des résultats décevants. On espère parvenir à protéger les neurones en ciblant les astrocytes." "Un essai clinique de thérapie génique dans ce but est en préparation contre la maladie de Huntington", précise Gilles Bonvento.
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