Et si l'on repensait vraiment la politique familiale ?
LE MONDE ECONOMIE | Par Thibault Gajdos, CNRS
En suggérant d'intégrer les allocations familiales dans le calcul de l'impôt sur le revenu, Didier Migaud, le premier président de la Cour des comptes, a récemment lancé l'une de ces guerres picrocholines dont ce pays a le secret.
Au lieu de débattre des objectifs de la politique familiale, on ratiocine sur ses modalités. Les uns plaident pour une fiscalisation des allocations ; les autres préfèrent une mise sous conditions de ressources.
De son côté, Pierre Moscovici, le ministre de l'économie et des finances, temporise : il est urgent d'attendre le rapport que Bertrand Fragonard, le président du Haut Conseil de la famille, doit incessamment remettre au premier ministre, Jean-Marc Ayrault. Hélas, cela ne rassure pas tout le monde. Et certains poussent déjà des cris d'orfraie : "C'est la politique familiale que l'on assassine !"
Cette "politique familiale" tant vantée, dont le quotient familial est l'inébranlable totem et les allocations familiales l'indépassable tabou, est clairement et fortement nataliste. Et avec un certain succès : Guy Laroque (Sciences Po) et Bernard Salanié (université de Columbia) ont montré que l'ensemble des prestations et des allégements d'impôts ont un effet significatif... sur la fécondité des femmes, en particulier pour le troisième enfant ("Identifying the Response of Fertility to Financial Incentives", article à paraître dans le Journal of Applied Econometrics).
LA PUISSANCE À L'AUNE DE SA POPULATION
Mais une natalité forte est-elle souhaitable ?
Deux raisons sont habituellement invoquées en faveur d'un objectif nataliste.
La première est d'ordre politique et stratégique. Historiquement, la puissance d'une nation se mesurait en grande partie à l'aune de sa population. Qu'il s'agisse de former des régiments ou de coloniser des contrées lointaines, une population nombreuse était un facteur puissant de domination. A une époque où les mouvements migratoires étaient modestes, une natalité importante restait le moyen le plus sûr de garantir un niveau de population élevé. Ces temps sont évidemment révolus, mais le natalisme est demeuré l'expression pavlovienne d'un nationalisme parfois inconscient.
Un second argument est souvent invoqué : une forte natalité serait un facteur de croissance économique. Le problème est qu'aucune théorie ni aucune donnée ne permettent de défendre ce point de vue. Bien au contraire.
Une natalité élevée pèse sur deux leviers essentiels de la croissance. Le premier est l'intensité capitalistique de l'économie, c'est-à-dire le rapport entre capital productif et nombre de travailleurs. Plus ce ratio est élevé, plus la croissance est forte. Naturellement, un accroissement de la population entraîne, toutes choses égales par ailleurs, une réduction de l'intensité capitalistique.
CAPITAL HUMAIN
Le second levier de la croissance économique repose sur les savoirs et savoir-faire des travailleurs - ce que les économistes appellent "le capital humain". Mais ce n'est pas tant le nombre de bras qui importe que la qualité des cerveaux. Or, plus le taux de natalité est élevé, plus l'investissement dans l'éducation par enfant, et donc la croissance, sont faibles.
Certes, une diminution de la natalité n'a pas que des avantages : elle entraîne un vieillissement de la population, et donc un accroissement des dépenses de retraites et de santé. Cependant, Ronald Lee (université de Berkeley) et Andrew Mason (université de Hawaï) ont montré que ces coûts étaient largement compensés par les effets positifs de la baisse de la natalité sur la croissance économique ("Some Macroeconomic Aspects of Global Population Aging",Demography, 2010).
Or, une autre politique familiale est possible. Celle qui vise, non pas à poursuivre des objectifs natalistes, mais à améliorer le bien-être et l'éducation des enfants en donnant la priorité aux plus pauvres.
Une telle politique réduit naturellement les inégalités, ce qui, avec près d'un enfant pauvre sur cinq, n'est pas à négliger. Mais elle favorise aussi la croissance. James Heckman, prix Nobel d'économie en 2010, a montré que l'investissement public dans l'éducation était d'autant plus efficace qu'il était concentré sur des enfants pauvres et jeunes, pouvant atteindre des rendements supérieurs à 15 % par an ("Skill Formation and the Economics of Investing in Disadvantaged Children",Science, 2006).
Un large consensus s'est dégagé en faveur d'une telle politique lors de la Conférence nationale contre la pauvreté et pour l'inclusion sociale qui s'est tenue en décembre 2012.
En demandant à Bertrand Fragonard "d'éclairer les conditions de réalisation des objectifs retenus lors de la conférence des 10 et 11 décembre 2012 et dans le plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l'inclusion sociale", Jean-Marc Ayrault a donc esquissé le premier pas d'une véritable révolution, visant à passer d'une politique nataliste vaguement nationaliste à une politique moderne et sociale d'investissement en faveur des enfants.
Mais le premier ministre a aussi voulu rassurer les esprits chagrins en déclarant le 19 février devant les députés socialistes que "la politique familiale ne sera pas remise en cause". Ce serait dommage.
Thibault Gajdos, CNRS
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire