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mardi 19 février 2013

L'illettrisme des cadres, un phénomène méconnu et tabou

LE MONDE | 
Comme 2,5 millions de Français, des cadres sont en situation d'illettrisme dans l'entreprise. Le phénomène, impossible à quantifier, échappe à tous les dispositifs prévus en matière de lutte et de détection. Les responsabilités qu'ils occupent en font des illettrés à la marge de la marge.
Lorsqu'il pénètre dans la salle des marchés de sa banque, située sur l'esplanade de la Défense (Hauts-de-Seine), il entre dans son monde,"celui des chiffres". Costume et cravate noirs ajustés, Mickaël, 32 ans, cultive un look à la Jérôme Kerviel, son confrère trader. Bien qu'il occupe ce poste prestigieux, aussi rentable qu'impopulaire, ce grand brun est illettré. Et ce malgré des études à l'Inseec, une école de commerce parisienne, durant lesquelles il n'a "quasiment jamais écrit".
Le cas de cet as des équations mathématiques est bien connu des chercheurs spécialisés : il s'agit d'un "illettrisme de retour". A force de ne pas utiliser l'écriture, Mickaël en a perdu l'usage. "Dans mon quotidien, ça me sert rarement, reconnaît-il. Mais quand j'ai dû écrire ma première synthèse, j'ai bloqué. Je n'y arrivais plus. J'avais tellement honte de le dire..."

MÉTHODES DE "CONTOURNEMENT"
Alors le trader a mis en place des méthodes de "contournement". Dans son milieu professionnel, son meilleur ami et collègue est le seul dans la confidence : "Il écrit mes rapports quotidiens, m'explique les nouvelles procédures." Et l'avenir le préoccupe : son ami quitte la banque en mars. "Soit j'en parle à un autre collègue, soit je le suis dans sa nouvelle boîte", souffle-t-il, un oeil sur la tour où il travaille.
Selon une enquête de l'Insee, publiée en décembre 2012, 7 % de la population active ne maîtrise pas suffisamment l'écriture et la lecture pour se faire comprendre ou pour assimiler un texte, malgré une scolarisation en France pendant au moins cinq ans. Près de sept illettrés sur dix travaillent.
Que les employés les moins qualifiés puissent être touchés n'est pas une surprise. Mais ces chiffres déjà préoccupants recèlent un tabou : certains de ces travailleurs occupent, au contraire, des postes à hautes responsabilités. Comment exercent-ils, alors que l'illettrisme constitue un obstacle évident à l'accès aux responsabilités ? Surtout, comment ces cadres, ces traders, ces managers, sont-ils passés entre les mailles du filet ?
"ON A VU DES PERSONNES SE SUICIDER"
Pour Benoît Hess, sociologue spécialisé dans l'illettrisme, ces excellents techniciens dans leur domaine masquent leurs difficultés à l'écrit par une grande aisance à l'oral. "L'enjeu est plus redoutable pour eux. Du fait de leurs responsabilités, ils sont soumis à une forte pression", décrypte-t-il. Pour lui, il est plus difficile d'être illettré pour un cadre que pour une femme de chambre, car la situation est vécue comme une honte absolue et mène parfois à des extrémités dramatiques : "On a vu des personnes se suicider, tant cela leur semblait insoutenable."
Au quotidien, "pour donner illusion, chacun à leur manière", ils mettent en place ces fameuses "stratégies de contournement", reprend le sociologue. Un collègue dans la confidence qui apporte son aide ou l'apprentissage des tâches par coeur, auxquels s'ajoutent, au cas par cas, toutes sortes de stratagèmes.
Dans la typologie de France Guérin-Pace, directrice de recherche à l'INED et auteure du rapport "Illettrismes et parcours individuels", le cas du trader Mickaël relève de ceux qui n'ont jamais "acquis les connaissances de base en lecture mais réussi tant bien que mal à passer de classe en classe, sans jamais pouvoir vraiment y remédier". C'est-à-dire, poursuit-elle, qu'il ne se serait "jamais approprié l'écrit".
"J'ÉCRIS COMME JE PARLE"
Les "connaissances de base" manquent également à Pascal, responsable international des formations dans un grand groupe hôtelier. Il s'avoue volontiers "fâché" avec la langue française, dont il a toujours vécu l'apprentissage comme "une punition". En primaire déjà, il chauffait les bancs en retenue le soir, à cause d'une grammaire et d'une orthographe hasardeuses. Depuis, il a gravi tous les échelons de l'hôtellerie, du métier de cuisinier jusqu'à celui de directeur d'hôtel, un poste qu'il a occupé sur trois continents.
Avant de se reconvertir en "conseiller-formateur", poste dans lequel il conçoit, anime et gère les formations. Pour ça, ce gaillard de 49 ans à la voix gutturale, que son visage rond adoucit, a dû obtenir un master à l'université. "Personne ne comprenait ce que j'écrivais. Mon mémoire a été lu, relu, corrigé par plusieurs personnes", explique-t-il.
Il admet que ces difficultés lui ont porté préjudice : "Je me suis vu retirer des dossiers, des clients, parce que dans mes mails, j'écris comme je parle." Pourtant, comme les autres, Pascal a ses combines :"Quand je dois rédiger une formation, je ne le fais jamais dans l'urgence, je prends le temps de faire corriger, lance-t-il, un sourire en coin. Quand je suis au tableau, en animation, pas question de faire une faute ! Alors je répète toute la nuit avant d'y aller. Et, au cas où, j'ai toujours des antisèches avec moi." Jusqu'à ce jour, il y a deux ans, où il rend un dossier en urgence. Sa direction s'aperçoit de ses difficultés et lui suggère "gentiment" une formation.
"C'EST COMME APPRENDRE UNE NOUVELLE LANGUE"
Depuis, par séances hebdomadaires d'une heure trente, Pascal se remet à niveau : grammaire, syntaxe... "C'est comme apprendre une nouvelle langue." Il espère ainsi regagner une crédibilité perdue aux yeux de ses collègues. Mais il en reste convaincu, "plus on est haut placé, plus il est simple d'être illettré : il y a toujours quelqu'un à qui déléguer les tâches !"
Si Pascal a trouvé une solution à son problème au sein de son entreprise, c'est loin d'être le cas pour toutes les personnes dans sa situation, tant les systèmes d'aide sont structurés pour les employés les moins qualifiés.
Pour les cadres en situation d'illettrisme, le blocage à l'écrit provient le plus souvent d'un rejet psychologique. Georges Marandon, chercheur, a identifié des formes de résistance individuelle. Selon lui, en refusant la lettre – non par incapacité –, ces personnes résistent à leur environnement familial ou scolaire. "C'est la manifestation d'une question, d'un problème, d'une souffrance par une attitude réfractaire. Le sujet se met en situation de refus de progresser par rapport à des apprentissages fondamentaux, à ses yeux survalorisés ou symboliquement surinvestis par l'environnement contre lequel il se défend." En clair : tout se joue dans la tête.
DU FAIT DE LEUR STATUT SOCIAL, ILS SONT DIFFICILES À DÉPISTER
Lors d'un colloque sur l'approche sociologique de l'illettrisme, Hugues Lenoir, sociologue, explique que ces cas importent l'illettrisme au sein des milieux intellectuels : "L'intérêt sociologique de ces réfractaires, c'est que cette attitude se manifeste souvent chez des enfants dont les parents exercent une profession libérale ou intellectuelle et dans des milieux où l'écrit est essentiel, diagnostique ce professeur à l'université Paris-X. Ils peuvent entraîner des cas d'illettrisme chez des personnes qui, d'un point de vue sociologique, ne sont pas destinées à le connaître."
Leur statut social rend ces illettrés d'autant plus difficiles à dépister. Dans une démarche de détection classique, on demande aux responsables de repérer qui, dans leur équipe, est susceptible d'être touché. Mais comment cibler ces managers eux-mêmes ? Comment les amener à se déclarer, pour entrer en formation ? C'est l'objectif que s'est fixé Benjamin Blavier, cofondateur de l'association interentreprises B'A'BA, qui lutte contre l'illettrisme au sein de grands groupes.
Lui en est sûr : ces cas sont plus nombreux que les entreprises veulent bien l'admettre, "même si à l'heure actuelle, elles n'en ont pas toutes conscience. C'est trop improbable pour un grand groupe. Le tabou suprême". Et il n'y aurait qu'une manière d'opérer cette prise de conscience : "Il faut que quelqu'un devienne le symbole des cadres illettrés. Tant qu'il n'y aura pas de coming out médiatique, les dirigeants continueront de croire que c'est une fiction."

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