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mardi 19 février 2013

Illogique « Homo economicus »
Article paru dans l'édition du 16.02.13
Daniel Kahneman, psychologue, et Prix Nobel, explore le fossé entre la rationalité de l'économie et les comportements irrationnels de l'homme. Ce qui expliquerait la folie de la finance

Le 23 octobre 2008 est pour Daniel Kahneman « un des moments les plus émouvants de la crise économique » de 2007-2008. Ce jour-là, Alan Greenspan, l'ex-président de la Réserve fédérale américaine, surnommé le « maestro » de la finance, reconnaît devant le Congrès s'être trompé sur la capacité des marchés à s'autoréguler et sur celle des acteurs de l'économie à agir rationnellement.
Daniel Kahneman, né en Israël en 1934, obligé de porter l'étoile jaune à Paris durant l'Occupation, est professeur à l'université de Princeton. Il est le seul psychologue à avoir obtenu le prix Nobel d'économie (en 2002). Pour lui, Alan Greenspan a sous-estimé « les facteurs psychologiques » et « les erreurs cognitives » qui faussent les raisonnements des acteurs économiques et financiers, ce qui les pousse parfois à prendre des décisions catastrophiques, comme on a l'a vu pendant la crise des subprimes et comme on le constate encore.

Kahneman est considéré comme l'un des pionniers de l'économie et de la finance « comportementales », un concept qui peut sembler barbare mais qui est très enseigné dans le monde. Comme en France, à l'Ecole d'économie de Paris. Pour son vice-président, Daniel Cohen, « Kahneman a inventé un champ de recherche, et l'influence de la finance comportementale sur les économistes est considérable ». Ses adeptes, s'appuyant sur les résultats de la psychologie cognitive, repèrent depuis vingt ans les « travers de comportement » des financiers et des investisseurs : excès de confiance, mimétisme, effet de foule, a priori, etc. En résultent, selon Kahneman, un irréalisme fâcheux, des prises de risques inconsidérées, de fortes anomalies boursières, des surestimations qui mènent à des krachs et à des bulles.
C'est peu dire que l'économie et la finance comportementales sont d'actualité. Il ne se passe pas un mois sans que l'on apprenne qu'une banque ou un trader a perdu de grandes sommes dans des opérations financières risquées. On a su en février qu'entre 2006 et 2009 la banque italienne Monte dei Paschi a multiplié les transactions périlleuses sur les produits dérivés pour maquiller ses comptes. En janvier, une enquête de The Atlantic citait un gestionnaire de fonds américain influent, Paul Singer : « Aucune des principales institutions financières ne présente des états financiers donnant une information utile et pertinente au sujet des risques auxquels elle s'expose. » Et que dire de la banque américaine JP Morgan, qui annonçait, en mai 2012, une perte de 2 milliards de dollars liée à ses activités de trading - ce qui a relancé le débat sur l'urgence de la régulation financière ?
Ces prises de risques, méprises et emballements, souvent inconscients, qui sont parfois le fruit de l'habitude, Kahneman en a exposé une série d'exemples, à Paris, le 26 octobre 2012, lors d'une conférence à l'Ecole d'économie de Paris. Il les développe dans son dernier ouvrage, Système 1, système 2. Les deux vitesses de la pensée, paru en octobre 2012. Pour lui, les « biais de jugement », très fréquents, fourvoient l'analyse rationnelle : le « biais égocentrique » nous fait croire plus intelligent que nous ne le sommes ; le « biais de statu quo » donne à voir tout changement comme un risque ; l'« effet de halo » ne retient que ce qui va dans le sens d'une première impression ; le« biais de pseudo-certitude » vise à décréter toujours valable une vérité d'hier.
Pour illustrer ce dernier, Kahneman donne cet exemple. « Prenez la position allemande sur la crise de la dette européenne. Angela Merkel refuse toute concession avec les pays en crise, qu'elle voit comme une perte immédiate. Sa ligne dure sur l'austérité, qui a donné en Allemagne d'excellents résultats hier, lui semble la seule valide. Pourtant, la situation des pays n'est pas comparable. Ne pas transiger risque d'être contre-productif pour l'Europe entière. » C'était juste avant le 29 novembre 2012, date à laquelle l'Allemagne a accepté le nouveau plan d'aide à la Grèce.
Il existe encore des « biais de raisonnement ». Sous l'effet de l'« illusion des séries », on perçoit à tort une convergence dans une série de hasards - erreur courante chez les traders. Kahneman cite encore l'« illusion du focus », qui nous fait croire que se concentrer sur une chose importante (acheter une voiture, changer de travail) va transformer notre vie. C'est l'arbre qui cache la forêt.
Le Prix Nobel retrouve cette méprise dans la position d'Arnaud Montebourg, ministre du redressement productif, vis-à-vis de l'entreprise ArcelorMittal. « En se focalisant sur la fermeture d'une usine, ce qui apparaît bien sûr comme dommageable, on néglige des conséquences plus complexes. Par exemple, maintenir en vie des canards boiteux ou négliger une stratégie industrielle innovante. » Et d'ajouter : « Les décideurs exagèrent souvent l'importance de quelques entreprises au regard de problèmes économiques plus graves. »
Pour Kahneman, à la base de ces erreurs, il y a une fausse vérité : l'économie repose sur des mécanismes rationnels, fondés sur un homme raisonnable et prévisible. Or, pour lui, ce n'est pas le cas. Daniel Cohen, auteur d'Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, pense la même chose quand il dit qu'un être humain n'a rien à voir avec cet « agent rationnel » constant et entreprenant, éprouvant une « aversion à la perte et au risque » et cherchant son seul profit. Kahneman s'interroge, comme lui : « Les économistes et les psychologues étudient-ils deux espèces humaines différentes ? »
Avec des confrères (Amos Tversky, Matthew Rabin, Richard Thaler), Kahneman a multiplié les études de cas montrant que l'Homo economicus ne se comporte pas comme prévu. Il prend un homme en situation d'investir dans une start-up, de faire un procès à un concurrent ou de spéculer. En agent rationnel, il devrait agir pour maximiser ses gains, obtenir un résultat utile, se méfier de toute perte. Kahneman imagine ensuite que cet homme se retrouve en situation de parier : pile, il perd 100 euros ; face, il gagne 150 euros. La plupart des gens refusent : leur aversion à la perte et la raison l'emportent. Mais changeons les termes du pari : pile, il perd 200 euros ; face, il gagne 2 000 euros. Cette fois, beaucoup hésitent. Ils prennent le risque de perdre et se retrouvent dans la situation du trader confronté aux variations d'un marché : à jouer - surtout, si c'est l'argent des autres.
A travers d'innombrables exemples paradoxaux, situations simulées ou cas réels, auxquels chacun peut s'identifier, Kahneman en arrive à faire douter de l'universalité du choix rationnel. En fait, montre-t-il, très souvent l'humain se retrouve dans des situations conflictuelles dans lesquelles il n'arrive plus à identifier où est son intérêt (ou celui de ceux qu'il représente). Il fait des paris risqués, sacrifie ses principes logiques, joue à la loterie. Il devient un Jérôme Kerviel.
Une autre expérience de Kahneman est célèbre. Une épidémie risque de tuer 600 personnes. Les hôpitaux doivent choisir entre deux programmes médicaux. Si vous présentez au public le programme A en disant : « Il va sauver 200 personnes », puis le B en disant : « Il va tuer 400 personnes », plus de 70 % des personnes choisissent le A. Alors que les résultats sont identiques. Pourquoi ? Les gens préfèrent présenter un résultat comme un gain que comme une perte. Autrement dit, un « biais », un changement de cadre de pensée, affecte notre décision, notre rationalité.
Cela arrive tous les jours, explique Kahneman : « Prenez les difficultés d'Obama à faire accepter les hausses d'impôts pour les plus riches. Clinton avait fait la même chose, mais en présentant un projet visant à baisser les impôts des classes moyennes. Il a été accepté sans problème. Alors que le projet d'Obama, similaire, est compris comme une hausse des impôts pour tous, et c'est pris comme un désastre. Il réveille l'aversion que chacun a pour la perte. » Une analyse qui devrait intéresser François Hollande pour sa politique fiscale.
Claudia Senik enseigne à l'Ecole d'économie de Paris et participe au projet Ouvrir la science économique, qui étudie les limites « de l'axiome de la rationalité individuelle » dans la pensée libérale. Pour elle, Daniel Kahneman a bien montré comment l'homme - « trop humain » - se fourvoie dans un système de pensée biaisé, aux intuitions trompeuses, un système que le Prix Nobel définit comme « système 1 : un mode de réflexion spontané, à la rapidité fulgurante », qui prend le pas sur la pensée logique, pondérée et rationnelle (« système 2 »). Grâce à ces travaux, ajoute Claudia Senik, on peut rationaliser les erreurs possibles en situation de pari et de risque.
Kahneman est de plus en plus écouté depuis la crise financière qui a fait trembler l'économie occidentale. Mais il reste très critiqué par les économistes libéraux. Selon Claudia Senik, beaucoup affirment que ces réactions déraisonnables des acteurs économiques sont marginales. Qu'il s'agit de recherches théoriques qui ne bouleversent en rien le cours de l'économie libérale et ses bienfaits. C'est l'avis du chercheur David K. Levine, de l'université de Washington, auteur de Is Behavioral Economics Doomed ? The Ordinary versus the Extraordinary (« L'économie comportementale est-elle condamnée ? L'ordinaire contre l'extraordinaire »). Pour lui, la psychologie s'intéresse aux réactions d'un individu, l'économie, à la loi des grands nombres. La première n'interfère pas avec la seconde.
C'est la conviction des économistes de l'université de Chicago Steven D. Levitt et John A. List, qui ont publié dans la revue Science, le 15 février 2008, un article intitulé « Homo economicus évolue ». On y lit : « Dans presque tous les cas, les données empiriques les plus probantes de l'économie comportementale découlent de travaux de laboratoire (...). Ces conclusions seraient difficilement vérifiables, dans tous les cas de figure, sur les marchés réels. »
Ces critiques, Kahneman les connaît. Il répond qu'on ne peut dire, après la crise des subprimes et la recapitalisation par les Etats des grandes banques mondiales - qui se sont compromises dans des activités à risque -, que le comportemental est marginal en économie financière. Et ce, alors que les gouvernements tentent de mettre en place une régulation des activités bancaires : adoption de la règle Volcker aux Etats-Unis en février 2010, rapport Vickers en Angleterre en 2011, rapport Liikanen de 2012 rédigé par des experts européens, ou l'actuel projet Moscovici.
Frédéric Joignot

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