La politique du chiffre ronge l'hôpital britannique
LE MONDE |
Gary Walker a décidé de briser l'omerta qui règne au sein du système de santé britannique. Patron de trois hôpitaux du Lincolnshire, dans l'est de l'Angleterre, il a été mis à la porte en février 2010. A l'époque, moyennant 600 000 euros de compensations, le National Health Service (NHS), le système de santé britannique, avait acheté son silence, y compris à propos de la signature de cet accord.
La semaine dernière, il a choisi de passer outre et de parler à la presse britannique, quitte à risquer des poursuites judiciaires : "On m'avait muselé parce que je m'inquiétais de la qualité des soins des patients. Il fallait que je parle", explique-t-il au Monde.
M. Walker, 42 ans, entend dénoncer la "culture de la peur" qui règne au NHS. Une culture imposée du haut, qui place au-dessus de toute autre considération le remplissage d'objectifs chiffrés : pas plus de quatre heures d'attente aux urgences ; pas plus de dix-huit semaines d'attente pour commencer le traitement d'un patient à l'hôpital.
Cette politique du chiffre, associée à une baisse des budgets, prime sur tout, y compris sur la qualité des soins. C'est pour s'y être opposé que Gary Walker a été mis à la porte. "A l'intérieur du NHS, on n'avait pas le droit d'apporter de mauvaises nouvelles à ses supérieurs. Si on arrivait en disant que l'objectif ne serait pas atteint, on se faisait taper dessus. La peur régnait."
10 % DES ÉTABLISSEMENTS DU PAYS CONCERNÉS PAR L'ENQUÊTE
La conséquence de cette politique s'est avérée dramatique. Le United Lincolnshire Hospitals Trust (ULHT) qu'il dirigeait, repris en main par des administrateurs à partir de mi-2009, a enregistré une "mortalité excessive" de 677 patients ces trois dernières années. S'il est impossible de dire exactement combien de décès auraient pu être évités, ce taux, calculé en fonction de l'âge et de la santé de la population locale, fait référence. Si bien que le gouvernement britannique a décidé d'ouvrir une enquête sur le ULHT et d'autres hôpitaux du royaume.
Au total, l'investigation concerne quatorze hôpitaux, soit 10 % des établissements du pays. Leur mortalité excessive atteint en tout plusieurs milliers de personnes.
A l'origine de ces enquêtes, il y a la publication, le 6 février, d'un rapport sur l'hôpital de Stafford, dans le centre de l'Angleterre. L'énorme document, réalisé au terme de deux années d'enquête, a déclenché l'un des pires scandales de l'histoire du NHS. Entre janvier 2005 et mars 2009, les patients étaient fréquemment délaissés, voire maltraités par des infirmières et des médecins débordés. Il y est question de malades laissés dans des draps couverts d'excréments pendant des heures, d'autres qui n'étaient pas nourris, d'autres encore qui se faisaient crier dessus.
Le rapport estime à 1 200 le nombre de cas de mortalité excessive pour ce seul hôpital et conclut que les nouvelles orientations du NHS sont largement responsables du dérapage. La direction de l'hôpital de Stafford était entièrement concentrée sur les objectifs à atteindre et le respect d'un budget limité, quitte à réduire le nombre d'infirmières à des niveaux intenables. Dès lors, l'idée d'un cas tragique mais isolé, défendue par les dirigeants du NHS, ne tenait plus. Tout le système est désormais en cause.
EMPLOYÉS RÉDUITS AU SILENCE
Le rapport condamnait aussi les clauses réduisant au silence les employés licenciés. Fort de ce soutien, Gary Walker a choisi de parler. A la tête du ULHT à partir de 2006, les choses ont commencé à se détériorer pour lui fin 2008. Le nombre de patients a soudain augmenté, pour des raisons peu claires : certains attribuent cette hausse à l'immigration croissante, d'autres au vieillissement de la population."Ce qui est certain est qu'on n'arrivait plus à faire face, explique-t-il. Un jour, on est venu m'informer qu'on avait mis un patient dans un cagibi où sont rangés les produits de ménage. J'étais furieux, mais il n'y avait aucun autre endroit où le mettre." M. Walker décide alors de donner la priorité aux urgences, préférant annuler pendant l'hiver 2008-2009 plusieurs milliers d'opérations moins pressantes. Dès lors, son objectif de traiter les patients en dix-huit semaines était devenu intenable.
La réaction de sa direction a été virulente. "On m'a demandé d'atteindre les objectifs à tout prix. J'étais en profond désaccord." En juillet 2009, M. Walker est suspendu de ses fonctions, jusqu'à sa démission forcée début 2010.
Il est remplacé par une nouvelle direction qui applique scrupuleusement la politique du chiffre. La situation se dégrade rapidement. En février 2010, Ray Law, 60 ans, meurt suite à l'opération d'un cancer de la prostate.
"DES OBJECTIFS À REMPLIR"
Outré par la mort de ce patient "par ailleurs en bonne santé", un médecin alerte sa direction dans une lettre. "Ce jour-là, écrit-il, trois opérations de ce genre avaient été effectuées", contre une ou deux habituellement. "Ce cas additionnel était nécessaire à cause des objectifs à remplir." Il continue, furieux : "Cette énorme pression (...) pousse à réaliser des opérations au dernier moment, (...) souvent avec des patients avec lesquels n'ont pas eu de contact préalable (...). Cela ne peut pas être toléré. Trahissant la culture du silence qui règne dans le NHS, cette lettre a été déposée de façon anonyme chez M. Walker, avec deux autres missives du même genre.
Les dysfonctionnements sont accentués par l'incroyable complexité du système de santé britannique. Entièrement gratuit, le NHS est un organisme centralisé faisant travailler 1,7 million de personnes, ce qui en fait le cinquième employeur au monde. Face à ce mastodonte, les gouvernements successifs s'échinent les uns après les autres à tenter des réformes, parfois jusqu'à l'absurde.
Selon Castell Davies, dont la mère est morte à l'hôpital de Stafford, il existe 38 organismes différents chargés de superviser la qualité des soins. "Il y a le Primary Care Trust, le Monitor, la Care Quality Commission... Mais cela n'intéresse pas les patients, qui veulent simplement que les soins soient bien faits." Cette évidence semble aujourd'hui avoir été perdue de vue.
Eric Albert - Londres, correspondance
"Marée blanche" en Espagne pour la santé publique
Des milliers de médecins et d'infirmières en blouse blanche ont envahi les rues de Madrid et de quinze autres villes d'Espagne, dimanche 17 février, pour protester contre les privatisations et les coupes budgétaires qui, selon eux, mettent en péril la santé publique. A Madrid, les manifestants ont défilé au rythme des sifflets et des tambours derrière une banderole proclamant : "La santé n'est pas à vendre, mais à défendre". Le gouvernement régional, dirigé par la droite, prévoit de privatiser partiellement six des vingt grands hôpitaux de la région et vingt-sept des 270 centres de santé. Ce projet est critiqué par les professionnels qui craignent une baisse de la qualité des soins et des réductions d'effectifs. Depuis novembre, les syndicats organisent régulièrement des "marées blanches" de ce type. - (AFP.)
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