Les bricolages de la filiation
Par MYRIAM SZEJER Pédopsychiatre et psychanalyste
La France serait-elle le pays des secrets ? Accouchement sous X, anonymat des donneurs de gamètes et d’embryons, mères porteuses clandestines ou étrangères : ces pratiques ont pour effet de pouvoir barrer à ceux qui en sont issus l’accès à leur origine et à leur histoire. Il est pourtant question de changer les choses, mais il semble que ce ne sont que feux de paille qui préoccupent les médias quelque temps, sans aboutir à une réforme. A l’occasion de la révision des lois de bioéthique le débat est relancé. L’enfant à qui on a caché une partie de ses origines ne serait-il pas de ce fait la victime bâillonnée de manipulations de la filiation, rendues possibles par la loi et la médecine moderne ?
En France, les dons sont anonymes, et les abandons ont lieu sous X. Les couples candidats à l’assistance médicale à la procréation avec tiers donneurs n’ont pas accès à l’identité de ces derniers, les mères porteuses inséminées à l’étranger accouchent sous X, ici, puis disparaissent… La clinique montre que l’anonymat engendre le silence dans les familles dont l’histoire s’y prête. Il n’est de secret établi que lorsque cela convient aux adultes. Mais c’est la loi qui le permet. L’enfant se trouve alors confronté à un double secret : secret parental quand les parents ont choisi de se taire, secret sociétal lié à l’anonymat obligatoire, qui ne se présente à lui qu’après la levée du secret parental. Le secret de famille alimente habituellement la névrose ordinaire. Ici, les secrets de famille devenus secrets d’Etat confrontent ceux qui les subissent à un mur infranchissable et souvent persécutant.
Si la société est - et a toujours été - intolérante à la stérilité, la médecine est cependant sensible à la souffrance qu’elle engendre. C’est la raison pour laquelle une si grande créativité a été déployée pour tenter de l’éradiquer. Mais quel est le prix de ces progrès - et pas seulement au plan financier - pour les enfants, les parents, les tiers donneurs, géniteurs ou mères porteuses, mais aussi pour les générations futures et, finalement, pour la société dans son ensemble ?
Structurée sur l’interdit de l’inceste, la société risque d’être mise à mal en cautionnant des interruptions de la filiation qui dissocient le corps et l’esprit. Lorsqu’un don de gamètes ou d’embryon est réalisé, on prend soin de faire en sorte que le donneur ressemble aux parents stériles (couleur de la peau, des yeux, cheveux). C’est la raison pour laquelle, à la naissance, on trouve si souvent que le bébé ressemble à ses parents, alors qu’il ressemble aux donneurs. Ainsi, par l’anonymat redoublé de cet appariement, on masque l’origine génétique de façon efficace. Dans certains pays, les mères porteuses sont recrutées après une sélection minutieuse de leur apparence et de leur état de santé physique et mentale. On établit une forme d’exclusion de l’inconnu, de l’étranger, donc de l’Autre. C’est une situation menaçante pour le maintien social et l’équilibre des individus. Elle revient à soutenir la fabrication de fantômes qui viendront hanter parfois douloureusement l’enchevêtrement des généalogies, car l’ombre des donneurs de gamètes, d’embryons ou de bébés reste accrochée aux enfants.
Il est difficile de présumer de la réactivation de ces silences et des modalités de leur expression tout au long de la vie, voire de sa transmission à leur descendance. Sommes-nous en droit d’exploiter ainsi l’amnésie infantile, la plasticité et la résilience de l’enfant ? Les perceptions fœtales et périnatales sont emmagasinées sous forme sensorielle, puis organisées après la naissance sous l’influence de la parole et du développement cognitif. Ne pas tenir compte de ces souvenirs oubliés est une forme d’exploitation de l’immaturité phylogénétique de l’humain à sa naissance. C’est aussi une forme de négationnisme. On demande à ces enfants de penser qu’ils sont quelqu’un d’autre : un enfant conçu biologiquement par ses parents. Par ces pratiques, les parents sont contraints d’assujettir l’enfant aux exigences de leur souffrance personnelle et lui demandent de se construire un personnage à l’image de leurs fantasmes, en lui déniant tout passé.
Les couples qui ont choisi de parler à leur enfant disent que cela a été un soulagement. L’humain a besoin des mots posés sur son passé pour vivre, s’autoriser à se penser. Sinon, dans les moments de remaniement inconscient de la filiation, comme les naissances, les deuils ou l’adolescence, une souffrance risque d’émerger. Mais elle sera alors le plus souvent ininterprétable. Certes, l’humain n’est pas réductible à ses liens biologiques, et nombreux sont ceux qui semblent aller bien. C’est parfois au prix de multiples dénis qui, s’ils permettent de s’adapter aux exigences des proches ou de la société, ne peuvent empêcher l’inconscient de se manifester qu’en construisant sur du faux, du non-dit ou du tronqué; l’édifice risque à tout moment de vaciller, voire de s’effondrer.
On a commencé d’envisager la levée de l’anonymat par une première proposition de loi, mais elle a été brutalement modifiée lors du changement de ministre de la Santé. Les pays qui ont supprimé cet anonymat ne souffrent pas d’une chute des dons lorsque ces réformes sont accompagnées de campagnes d’information adaptées. Dans leur majorité, ces pays pratiquent aussi l’adoption ouverte. Le maintien de l’anonymat en France, choix institutionnel, cherche-t-il à protéger les donneurs, les enfants, les parents, ou la société elle-même ? Et de quoi ? La posture parentale qu’exprime ce choix imposé relève-t-elle d’une usurpation ou d’un étayage de l’autorité parentale ? En d’autres termes, face aux enjeux existentiels de la question de l’origine, quel est le refoulement l’œuvre dans la société française au travers d’un choix qui se fige dans le temps ?
Auteure de : «Si les bébés pouvaient parler», Bayard, 2009.
Myriam Szejer Pédopsychiatre et psychanalyste, maternité Antoine-Béclère à Clamart, fondatrice de l’association la Cause des bébés
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