Fassbinder : la parole est à la dépense
Par DIDIER PÉRON
Critique | 20 avril 2011
Kapital . Sortie inédite de «Je veux seulement que vous m’aimiez», téléfilm choc du cinéaste allemand.
Si l’on met en balance la brièveté du séjour terrestre de Rainer Werner Fassbinder (1945-1982, 37 ans) et le caractère prolifique, explosif, de son œuvre (une cinquantaine de films, des pièces et des mises en scène de théâtre, des textes critiques, etc.), c’est le rapport de violente dissymétrie entre la vie brève et le corpus énorme qui frappe et sidère encore aujourd’hui.
Le travail de la Fondation Fassbinder a consisté en quelque sorte à rassembler et valoriser tous les morceaux épars de ce monument dégringolé en autant de gravats mineurs ou majuscules. Ce travail de restauration est relayé en France par Carlotta, notamment avec la mise sur le marché de l’intégrale du Berlin Alexanderplatz, feuilleton en douze épisodes d’après Alfred Döblin, la reprise de la série SF situationniste le Monde sur le fil, ou cette semaine à nouveau ce Je veux seulement que vous m’aimiez, inédit en France, téléfilm de 1976 réalisé pour la chaîne Westdeuscher Rundfunk.
Pantois. La découverte de ce drame ancré dans l’univers consumériste du miracle économique allemand des années 70 a de quoi laisser pantois. Pourquoi une chaîne de télévision a, à un moment historique donné, ressenti la nécessité d’offrir à ses téléspectateurs un miroir aussi cruel, voilà qui reste pour nous et le monde dans lequel nous vivons singulièrement sans réponse.
L’histoire s’inspire d’un fait divers. Le personnage principal, Peter, est un brave type aux yeux d’enfant terrorisé, interprété avec maestria par Vitus Zeplichal, acteur de théâtre. Il est l’unique rejeton d’un couple sinistre, entre un père coureur de jupons et une mère affectivement frigide. Au début, Peter est maçon, il construit à l’œil pour ses parents une belle maison, puis il part tenter sa chance à Munich, se met à la colle avec la gentille Erika qui très vite tombe enceinte. L’horreur naît ici non du surgissement d’un événement incontrôlable, mais de l’ordinaire aliénation de l’individu peu à peu coupé de tout lien avec l’univers sensible, dévoré par le matérialisme hagard d’une société probablement morte depuis longtemps déjà.
Distancié. Le récit est celui d’une fuite en avant. Peter s’endette, cherche partout l’objet qui pourra combler son attente, calmer ses angoisses et le rendre aimable au regard de tous ceux qui l’entourent et l’étouffent. Le moindre appartement, la moindre rue, le café banal, le chantier, tout est vu à travers l’œil distancié de Fassbinder qui place entre ses personnages et la caméra des séries d’amorces barrant le premier plan comme des remparts hérissés entre eux et nous. La primauté de l’argent et l’injonction de la réussite sociale finissent par terrasser Peter, et le film doit absolument être regardé comme le premier signe d’une corruption dont nous sommes bon gré mal gré les héritiers.
Je veux seulement que vous m’aimiez de Rainer Werner Fassbinder avec Victus Zeplichal, Elke Aberle… 1 h 50.
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