LE MONDE DES LIVRES
25.11.10
"Tomates", de Nathalie Quintane, "Les Ailes de plomb", d'Adriano Sofri et "Il vous faudra nous tuer", de Natacha Boussaa : écritures insurgées
Quand la révolution semblait aller de soi, en 1789, en 1917 ou même en 1968, elle était indissociablement action et poésie, insurrection sociale et dissidence langagière. Mais, depuis qu'elle paraît improbable dans les rues, c'est dans les textes que son esprit a trouvé refuge. Et c'est à la littérature qu'il revient d'accueillir l'espérance radicale en ses élans comme en ses fourvoiements.
Or, pour l'écrivain contemporain, penser la révolution c'est méditer une transmission bloquée, ainsi qu'en témoignent trois récits parus récemment : Tomates, de Nathalie Quintane, Les Ailes de plomb, d'Adriano Sofri, et Il vous faudra nous tuer, de Natacha Boussaa. Chacun à sa manière, ces livres tournent autour d'une seule interrogation : comment hériter des mots brûlants, de ces mots de passe qui soulevaient naguère les foules, comment les relancer aujourd'hui sans avoir l'air de prendre la pose, de bégayer lamentablement ?
Pour répondre à cette question, ces trois textes opèrent un va-et-vient, explicite ou souterrain, entre la mémoire militante des années 1970 et les enjeux de la période actuelle : les émeutes de banlieue, en 2005 ; les manifestations hostiles au contrat première embauche (CPE), en 2006 ; l'affaire dite de "Tarnac", du nom de ce village corrézien où s'étaient installés Julien Coupat et ses amis, avant d'être accusés d'avoir voulu faire dérailler des TGV.
"Jeune homme à idées"
C'est Nathalie Quintane qui met en avant ce dernier exemple : "Le fait est que nous avions été affectés par l'emprisonnement, arbitraire, d'un jeune homme à idées", écrit-elle. Au début de Tomates, elle confie que, pour elle, cette indignation devant le sort infligé à Julien Coupat a coïncidé avec la redécouverte des textes d'Auguste Blanqui (1805-1881), ce révolutionnaire qui passa trente-six ans au fond d'une cellule, et qu'on surnomma "l'Enfermé".
Dans L'Éternité par les astres, un essai écrit durant sa captivité au fort du Taureau, en Bretagne, le vieux socialiste notait : "Il n'y a pas de progrès, hélas ! Non, ce sont des rééditions vulgaires, des redites. Tels sont les exemplaires des mondes passés, tels ceux des mondes futurs. Seul le chapitre des bifurcations reste ouvert à l'espérance." Afin d'ouvrir un chapitre de ce genre, Nathalie Quintane expérimente à son tour la possibilité d'une nouvelle écriture insurgée.
Pour cela, l'auteur accomplit un double geste. Elle commence par reconnaître la césure qui sépare les paroles d'hier de celles d'aujourd'hui. Voilà pourquoi elle cite plusieurs documents d'époque. Une lettre de Jean-Marc Rouillan, par exemple, dans laquelle l'ancien militant d'Action directe dresse le bilan de sa génération : "Finalement, nous n'avons rien imaginé. Nous avons seulement recyclé d'une manière dilettante le syndicalisme rêvé, l'en-dehors des copains du début du siècle, le démocratisme..." Ou encore un article qu'Umberto Eco signa dans La Repubblica lors de l'enlèvement d'Aldo Moro par les Brigades rouges, pour ironiser sur ce "roman-feuilleton digne du XIXe siècle, fait de vengeurs et de justiciers habiles et efficaces comme le comte de Montecristo".
A chaque fois, Quintane interroge la place de la prose littéraire dans notre imaginaire politique : "Peut-on envisager (préparer, faire) la révolution (ou une insurrection) à partir d'autre chose que de la littérature (aussi bien la littérature "scientifique" ou philosophique que la littérature tout court) ?" Mais Nathalie Quintane ne s'en tient pas là. Une fois cette césure marquée, elle affirme qu'il ne s'agit pas de ressasser les formules du passé. S'il faut retrouver celles-ci, c'est pour être mieux à même d'en dresser l'inventaire, sans arrogance, en toute lucidité. "Il y avait si longtemps que tous ces mots n'avaient pas été prononcés et repris. Si longtemps que nous en étions coupés, que la jonction devait d'abord s'opérer avec eux, en les récrivant, en les re-disant, bien ronds en bouche, comme Luchini retourné garçon coiffeur mais acteur. Si longtemps que la transmission avait été coupée qu'il faudrait d'abord une période de décalque", note-t-elle dans ce texte qui se lit comme un poème en prose.
Style insurrectionnel
Cette période n'est pas close. Ainsi, lorsque Le Monde publia, en mai 2009, un texte de Julien Coupat, alors derrière les verrous, on découvrit, sous sa plume, une prose classique, à la fois noble et familière, directement issue de la tradition révolutionnaire et de ce que Guy Debord nommait le style insurrectionnel : "A quelques exceptions près, confie Nathalie Quintane, nous adhérâmes tous à ce qu'on peut formuler en manière d'épitaphe : il pensait mal mais il écrivait bien (i.e. qu'il se contente de bâtir sa Commune dans Le Monde). La France qui lit soupirait, soulagée : on apprenait encore dans les écoles (...), les Humanités n'étaient pas mortes, la banlieue n'avait pas tout pourri."
Décidément, pour briser le cercle infernal de la répétition, cette "période de décalque" était nécessaire. Elle visait à renouer le fil de la continuité, à engager un dialogue, même difficile, entre les générations. On se souvient de Tigre en papier (Seuil, 2002), le roman où Olivier Rolin met en scène un ancien militant "mao" qui, au volant d'une DS en orbite sur le périphérique parisien, conte son épopée à la fille d'un camarade disparu. Aujourd'hui, c'est Adriano Sofri qui adopte un dispositif similaire, entre silence et transmission.
Dans Les Ailes de plomb, l'ancien chef du groupe d'extrême gauche Lotta continua s'adresse à une jeune femme et lui raconte le destin du cheminot anarchiste Giuseppe Pinelli. Surtout, il pose à son tour la question de la langue insurgée, de cette "grammaire de la violence" qui peut changer le monde mais aussi l'ensanglanter. Tout en revendiquant son inscription dans une lignée qui remonte à la Révolution française, Sofri montre que cette rhétorique a fini par se vitrifier : "En cette fameuse période de 68, nous avions de nouveaux mots à notre disposition, et notre faute - une faiblesse de la pensée, une ignorance et une crainte - a été de céder aux anciens mots, tout en se sentant refluer loin de la terre promise", confie Sofri à son interlocutrice.
Cette jeune femme aurait pu s'appeler Natacha Boussaa. La comédienne de 36 ans signe un premier roman intitulé Il vous faudra nous tuer. Lena, la narratrice, travaille comme hôtesse d'accueil dans un building de verre. Elle se cache pour lire Théophile Gautier et Antonin Artaud. Révoltée par le chômage, la précarité, la misère, elle s'engage dans les manifestations contre le CPE et sent percer en elle la tentation du passage à l'acte : "J'ai accepté d'étouffer la violence qui, en réponse, sourdait en moi. J'ai accepté de lire. Lire jusqu'à plus soif, parce que les mots étaient la seule substance capable, en moi, de tuer la rage. J'ai lu pour faire le gros dos et pour m'étourdir. Je me suis saoulée de lecture, comme d'autres de vin, pour me tenir debout." A l'horizon d'un tel récit, il y a le refus d'un avenir bouché, d'une langue asphyxiée. Il y a donc, là encore, le désir obstiné d'offrir une autre forme à la rébellion, l'effort pour inventer une écriture en révolution permanente, propre à ouvrir l'univers des possibles.
TOMATES de Nathalie Quintane. P.O.L, 144 p., 12,50 €.
LES AILES DE PLOMB. MILAN, 15 DÉCEMBRE 1969 d'Adriano Sofri. Traduit de l'italien par Philippe Audegean et Jean-Claude Zancarini. Verdier, 252 p., 19 €.
IL VOUS FAUDRA NOUS TUER de Natacha Boussaa. Denoël, 176 p., 16 €.
Jean Birnbaum
25.11.10
"Tomates", de Nathalie Quintane, "Les Ailes de plomb", d'Adriano Sofri et "Il vous faudra nous tuer", de Natacha Boussaa : écritures insurgées
Quand la révolution semblait aller de soi, en 1789, en 1917 ou même en 1968, elle était indissociablement action et poésie, insurrection sociale et dissidence langagière. Mais, depuis qu'elle paraît improbable dans les rues, c'est dans les textes que son esprit a trouvé refuge. Et c'est à la littérature qu'il revient d'accueillir l'espérance radicale en ses élans comme en ses fourvoiements.
Or, pour l'écrivain contemporain, penser la révolution c'est méditer une transmission bloquée, ainsi qu'en témoignent trois récits parus récemment : Tomates, de Nathalie Quintane, Les Ailes de plomb, d'Adriano Sofri, et Il vous faudra nous tuer, de Natacha Boussaa. Chacun à sa manière, ces livres tournent autour d'une seule interrogation : comment hériter des mots brûlants, de ces mots de passe qui soulevaient naguère les foules, comment les relancer aujourd'hui sans avoir l'air de prendre la pose, de bégayer lamentablement ?
Pour répondre à cette question, ces trois textes opèrent un va-et-vient, explicite ou souterrain, entre la mémoire militante des années 1970 et les enjeux de la période actuelle : les émeutes de banlieue, en 2005 ; les manifestations hostiles au contrat première embauche (CPE), en 2006 ; l'affaire dite de "Tarnac", du nom de ce village corrézien où s'étaient installés Julien Coupat et ses amis, avant d'être accusés d'avoir voulu faire dérailler des TGV.
"Jeune homme à idées"
C'est Nathalie Quintane qui met en avant ce dernier exemple : "Le fait est que nous avions été affectés par l'emprisonnement, arbitraire, d'un jeune homme à idées", écrit-elle. Au début de Tomates, elle confie que, pour elle, cette indignation devant le sort infligé à Julien Coupat a coïncidé avec la redécouverte des textes d'Auguste Blanqui (1805-1881), ce révolutionnaire qui passa trente-six ans au fond d'une cellule, et qu'on surnomma "l'Enfermé".
Dans L'Éternité par les astres, un essai écrit durant sa captivité au fort du Taureau, en Bretagne, le vieux socialiste notait : "Il n'y a pas de progrès, hélas ! Non, ce sont des rééditions vulgaires, des redites. Tels sont les exemplaires des mondes passés, tels ceux des mondes futurs. Seul le chapitre des bifurcations reste ouvert à l'espérance." Afin d'ouvrir un chapitre de ce genre, Nathalie Quintane expérimente à son tour la possibilité d'une nouvelle écriture insurgée.
Pour cela, l'auteur accomplit un double geste. Elle commence par reconnaître la césure qui sépare les paroles d'hier de celles d'aujourd'hui. Voilà pourquoi elle cite plusieurs documents d'époque. Une lettre de Jean-Marc Rouillan, par exemple, dans laquelle l'ancien militant d'Action directe dresse le bilan de sa génération : "Finalement, nous n'avons rien imaginé. Nous avons seulement recyclé d'une manière dilettante le syndicalisme rêvé, l'en-dehors des copains du début du siècle, le démocratisme..." Ou encore un article qu'Umberto Eco signa dans La Repubblica lors de l'enlèvement d'Aldo Moro par les Brigades rouges, pour ironiser sur ce "roman-feuilleton digne du XIXe siècle, fait de vengeurs et de justiciers habiles et efficaces comme le comte de Montecristo".
A chaque fois, Quintane interroge la place de la prose littéraire dans notre imaginaire politique : "Peut-on envisager (préparer, faire) la révolution (ou une insurrection) à partir d'autre chose que de la littérature (aussi bien la littérature "scientifique" ou philosophique que la littérature tout court) ?" Mais Nathalie Quintane ne s'en tient pas là. Une fois cette césure marquée, elle affirme qu'il ne s'agit pas de ressasser les formules du passé. S'il faut retrouver celles-ci, c'est pour être mieux à même d'en dresser l'inventaire, sans arrogance, en toute lucidité. "Il y avait si longtemps que tous ces mots n'avaient pas été prononcés et repris. Si longtemps que nous en étions coupés, que la jonction devait d'abord s'opérer avec eux, en les récrivant, en les re-disant, bien ronds en bouche, comme Luchini retourné garçon coiffeur mais acteur. Si longtemps que la transmission avait été coupée qu'il faudrait d'abord une période de décalque", note-t-elle dans ce texte qui se lit comme un poème en prose.
Style insurrectionnel
Cette période n'est pas close. Ainsi, lorsque Le Monde publia, en mai 2009, un texte de Julien Coupat, alors derrière les verrous, on découvrit, sous sa plume, une prose classique, à la fois noble et familière, directement issue de la tradition révolutionnaire et de ce que Guy Debord nommait le style insurrectionnel : "A quelques exceptions près, confie Nathalie Quintane, nous adhérâmes tous à ce qu'on peut formuler en manière d'épitaphe : il pensait mal mais il écrivait bien (i.e. qu'il se contente de bâtir sa Commune dans Le Monde). La France qui lit soupirait, soulagée : on apprenait encore dans les écoles (...), les Humanités n'étaient pas mortes, la banlieue n'avait pas tout pourri."
Décidément, pour briser le cercle infernal de la répétition, cette "période de décalque" était nécessaire. Elle visait à renouer le fil de la continuité, à engager un dialogue, même difficile, entre les générations. On se souvient de Tigre en papier (Seuil, 2002), le roman où Olivier Rolin met en scène un ancien militant "mao" qui, au volant d'une DS en orbite sur le périphérique parisien, conte son épopée à la fille d'un camarade disparu. Aujourd'hui, c'est Adriano Sofri qui adopte un dispositif similaire, entre silence et transmission.
Dans Les Ailes de plomb, l'ancien chef du groupe d'extrême gauche Lotta continua s'adresse à une jeune femme et lui raconte le destin du cheminot anarchiste Giuseppe Pinelli. Surtout, il pose à son tour la question de la langue insurgée, de cette "grammaire de la violence" qui peut changer le monde mais aussi l'ensanglanter. Tout en revendiquant son inscription dans une lignée qui remonte à la Révolution française, Sofri montre que cette rhétorique a fini par se vitrifier : "En cette fameuse période de 68, nous avions de nouveaux mots à notre disposition, et notre faute - une faiblesse de la pensée, une ignorance et une crainte - a été de céder aux anciens mots, tout en se sentant refluer loin de la terre promise", confie Sofri à son interlocutrice.
Cette jeune femme aurait pu s'appeler Natacha Boussaa. La comédienne de 36 ans signe un premier roman intitulé Il vous faudra nous tuer. Lena, la narratrice, travaille comme hôtesse d'accueil dans un building de verre. Elle se cache pour lire Théophile Gautier et Antonin Artaud. Révoltée par le chômage, la précarité, la misère, elle s'engage dans les manifestations contre le CPE et sent percer en elle la tentation du passage à l'acte : "J'ai accepté d'étouffer la violence qui, en réponse, sourdait en moi. J'ai accepté de lire. Lire jusqu'à plus soif, parce que les mots étaient la seule substance capable, en moi, de tuer la rage. J'ai lu pour faire le gros dos et pour m'étourdir. Je me suis saoulée de lecture, comme d'autres de vin, pour me tenir debout." A l'horizon d'un tel récit, il y a le refus d'un avenir bouché, d'une langue asphyxiée. Il y a donc, là encore, le désir obstiné d'offrir une autre forme à la rébellion, l'effort pour inventer une écriture en révolution permanente, propre à ouvrir l'univers des possibles.
TOMATES de Nathalie Quintane. P.O.L, 144 p., 12,50 €.
LES AILES DE PLOMB. MILAN, 15 DÉCEMBRE 1969 d'Adriano Sofri. Traduit de l'italien par Philippe Audegean et Jean-Claude Zancarini. Verdier, 252 p., 19 €.
IL VOUS FAUDRA NOUS TUER de Natacha Boussaa. Denoël, 176 p., 16 €.
Jean Birnbaum
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