Possibilité du kangourou
Par EDOUARD LAUNET
Par EDOUARD LAUNET
«Comment sauteraient les kangourous si les lois du mouvement étaient un peu différentes ?» C’est l’incipit d’un ouvrage passionnant, la Théorie littéraire des mondes possibles, tout juste paru aux éditions du CNRS. Il s’agit des actes d’un séminaire organisé il y a quelques années à l’université Paris-VII au cours duquel des personnes a priori saines d’esprit se sont demandé si, pour étudier les œuvres littéraires, il n’y aurait pas des outils à aller piocher du côté de la logique mathématique, étant donné que la grille d’analyse structuraliste a fait son temps. Ceux qui ne sont pas familiers avec la sémantique de Kripke pourraient se heurter ça et là à des difficultés de lecture. Faut-il se laisser rebuter pour autant ?
D’abord, la proposition liminaire sur les kangourous est très stimulante. Certes, il ne sera plus une seule fois question de marsupiaux dans le reste de l’ouvrage (il s’agissait juste d’un exemple), mais c’est trop tard : la simple irruption du mot kangourou dans un texte de théorie littéraire a des propriétés stupéfiantes. Peut-être parce que ce mot dérive de gangurru, qui, selon la légende, signifie "Je ne te comprends pas" dans la langue de la tribu aborigène Guugu Yimidhirr. Donc supposons, comme on nous y invite, que les kangourous soient posés sur de toutes petites pattes riquiqui et que leurs membres supérieurs soient d’énormes battoirs. Ces pauvres bêtes se casseraient la figure en permanence, écrasant à chaque bond des familles entières d’ornithorynques. Imaginons en sus que, dans la banlieue d’Adélaïde, Madame Bovary exploite un élevage de ces kangourous lamentables et que, conséquemment, elle ne rêve que d’aller boire des bières à la grande ville. Nous commençons à tenir là un monde possible, pas nécessairement folichon, mais fait-on de la bonne littérature avec de bons sentiments ?
Ceci, et d’autres choses, permettent au chercheur Marc Escola d’affirmer que «définis à partir d’une représentation structurale d’actualisations sémantiques concrètes pour permettre la comparaison et la définition de règles de transformation, on peut mobiliser les possibles textuels tant pour analyser rhétoriquement, avec Eco, la dynamique de la lecture et les prévisions du lecteur que pour confronter, métatextuellement, le texte tel qu’il est à ce qu’il aurait pu être». Ce qui, pour quelques kangourous mal foutus, est tout de même beaucoup dire. Lors du séminaire, l’intervention d’Escola suscita chez sa collègue Sophie Rabau cette remarque judicieuse : «Quand Marc travaille sur le texte, il crée un M2. Or, je me demande si c’est un monde possible alternatif, ou le même monde corrigé ?» Ce à quoi l’intéressé répondit : «Je dirai que l’auteur d’une réécriture produirait un M2, un commentateur classique chercherait à décrire simplement M1, mais que je cherche plutôt à produire spéculativement un M1bis - dont le statut peut paraître problématique en regard du partage institutionnel entre texte, littérature "seconde", et métatexte.» Imaginons maintenant que le kangourou ait deux têtes et trois pattes.
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