par Agnès Giard publié le 2 mars 2021
Blog Les 400 culs
«Grue», «teigne», «morue», «guenon», «truie», «dinde» ou «veuve noire»… Quelle pire injure faire à une femme ? Même les mots doux sont rabaissants : «puce», «caille», «colibri» (inévitablement accompagnés du possessif affectueux «mon, ma»). Dans un opuscule fantaisiste consacré aux «55 métaphores animalières dont se sont vues affublées les femelles humaines à travers les âges», Laure Belhassen entend démontrer que les femmes ont été systématiquement déshumanisées par les hommes.
La démonstration se veut piquante et légère. Elle présente cependant le défaut de simplifier à outrance des métaphores souvent riches de sens. Dans le chapitre consacré à «chienne», par exemple, Laure Belhassen se contente de noter que l’épithète désigne «une femme sensuelle et sans moralité» et que le grec Sémonide conseille déjà, sept siècles avant Jésus-Christ, de lui «casser les dents à coups de pierre». Les citations – décontextualisées – sont censées susciter l’indignation du lecteur. Mais la stratégie est grossière, voire antinomique avec les visées féministes de l’autrice.
Plus grave est l’insulte…
Laure Belhassen dresse dans Femmes animales une liste de mots abusivement présentés comme des offenses faites aux femmes. Prenons le mot «chienne». C’est une insulte indéniable, et parmi les pires de toutes. Il serait cependant réducteur de n’y voir qu’un indice de misogynie. Les racines de l’injure plongent dans un inconscient collectif complexe. Comme le souligne l’anthropologue Maria Couroucli, «la gravité de l’insulte semble être en relation avec la puissance symbolique de l’animal».
De cette puissance, Laure Benhassen omet soigneusement de parler en faisant l’impasse sur la dimension sacrée des chien⋅nes qui, depuis l’antiquité, en Occident, sont associé⋅es à des divinités gardiennes, comme Hécate, par exemple. Maîtresse en sorcellerie, la déesse de la lune noire protégeait les parturientes et conduisait les âmes emportées par la tempête. On adorait particulièrement Hécate dans les carrefours, à la croisée de trois chemins. On lui sacrifiait des chiens, car les chiens hurlent à la lune et sont – comme elle – sur les seuils.
… plus puissant l’animal
Hécate était représentée avec trois têtes (dont une tête de chienne), parce qu’elle reliait entre eux les mondes. Dans un article consacré au lien unissant cette fascinante déesse à la race canine, l’historienne Athanassia Zografou explique : placé devant la porte, le chien est liminal. Il symbolise le passage. «Chez Hésiode, l’achat d’un chien “aux dents acérées” est une sorte d’”assurance antivol” de la maison.»
Cependant les fidèles gardiens peuvent facilement se transformer en l’exact contraire. Apprivoisés, ils sont obéissants. Abandonnés, ils deviennent voleurs. Dans la maison, ils sont dociles. Dehors, en meutes, les voilà charognards. «Les bandes des chiens errants (parias) représentent au plus haut niveau cette duplicité de nature car, abandonnés par leurs maîtres, ils retrouvent une bestialité dépravée ; nourris d’ordures et même de cadavres sans sépulture.»
Gardien des enfers
Comment comprendre l’épithète «chienne» hors de ce système de représentation qui attribue aux chiens la double valeur de compagnons protecteurs et d’animaux instables, dangereux, incontrôlables ? L’insulte «chienne» n’existerait pas si le chien n’occupait cette «position intermédiaire» entre l’ordre et le désordre qui lui donne son statut d’énigme. Il est ambivalent. En lui, les extrêmes cohabitent.
De nombreux mythes en font la «bête de la limite», formule Maria Couroucli, soit la bête qui fait passer les humains dans l’au-delà et qui sécurise les frontières au moment même où celles-ci sont franchies. Il est Cerbère, le chien à trois têtes (passé, présent, futur), gardien des enfers ; Anubis à tête de chacal, qui guide les esprits des morts ; saint Christophe à tête de chien qui fait franchir un fleuve au Christ… Sans le chien pour surveiller les allées et venues, il n’y aurait pas moyen de voyager ni de mourir en paix. Ni d’invoquer les démons sans danger. Ni de les expulser sans péril.
Parfois, les chiens sont lapidés comme boucs émissaires, afin que les humains puissent exclure le mal de leur espace. Parfois, ils sont égorgés en offrande à des divinités nocturnes en vue d’obtenir leur aide. «Les chiens s’avèrent être les animaux les plus proches des monstres générés par le contact de deux mondes incompatibles.» (Athanassia Zografou). Sur le plan étymologique, leur nom même en grec (skilos) est associé à la figure inquiétante de Scylla, que l’on retrouve dans l’expression «tomber de Charybde en Scylla». Certaines légendes disent que Scylla est une femme très belle dont le bas du corps est constitué de six chiens monstrueux, assoiffés de sang. Dans l’Odyssée, elle tue six compagnons d’Ulysse. Hécate serait sa mère. Mais de Hécate, la reine des magiciennes, nulle trace dans l’ouvrage de Laure Belhassen. Nulle trace non plus des symboliques positives associées au mot «chienne» et qui parent l’insulte d’une aura d’effroi.
Qui a peur de la chienne ?
Dire d’une femme qu’elle est une «chienne» n’est pas flatteur, certes. Mais le mot convoque un imaginaire du tabou, donc du sacré, qui fait de la femme-chienne l’équivalent d’une divinité. Hécate enragée surgit à l’horizon quand l’agression verbale a lieu. Le nom de la bête est l’expression même de la peur qu’elle suscite. «Chienne !» tient de l’exorcisme. Il me semble regrettable qu’un ouvrage ayant l’ambition d’interroger la langue réduisent celle-ci à n’être qu’un outil aux mains du «patriarcat» et la passe au filtre d’une grille d’analyse aussi pauvre et obsolète que celle du néomarxisme. On ne rend pas les femmes plus fortes en diabolisant les mots.