La ville de Borlänge, en Suède, va se doter d’un cimetière athée. Tout le monde pourra y être inhumé, à condition que la sépulture ne porte pas de signe religieux. Voilà le dernier indice de la sécularisation du monde. Mais pas de sa plongée dans l’angoisse ou la tristesse. L’athéisme n’est pas forcément dénué de spiritualité, rappelle James Wood dans cet article du New Yorker, traduit par Books en mars 2014. La religion n’a pas le monopole de la morale ou de la plénitude.
L’une de mes amies, philosophe et athée convaincue, m’a confié qu’il lui arrivait de se réveiller en pleine nuit, et de ressasser fébrilement une kyrielle de questions suprêmes : « Comment notre univers peut-il être le résultat d’un Big Bang fortuit ? Comment peut-il n’y avoir aucun dessein, aucune fin métaphysique ? Est-il possible que toute vie – à commencer par la mienne, celle de mon mari, de mon enfant – n’ait aucune pertinence cosmique ? » Dans le climat intellectuel contemporain, les athées ne sont pas censés nourrir pareilles pensées. Nous sommes prisonniers de nos certitudes rivales – religiosité ou mécréance – et celui qui avoue sa faiblesse se met un peu dans la position de l’Américain démocrate encarté qui se demande s’il ne serait pas plutôt républicain, ou vice versa.
Ce sont là des questions théologiques, sans réponse théologique. Et si l’athée n’est pas supposé songer à cela, le croyant n’est pas davantage censé s’interroger ainsi, pour des raisons légèrement différentes. La religion estime que ce ne sont pas des questions pertinentes parce qu’elle y a déjà répondu ; l’athéisme estime qu’elles ne sont pas pertinentes parce qu’il ne peut y répondre. Mais à mesure que l’on vieillit, que nos parents et nos semblables commencent à disparaître, que la rubrique nécrologique du journal n’est plus composée de missives venues d’une lointaine planète mais de courrier de notre entourage, que nos projets nous paraissent toujours plus vains et éphémères, ces moments de terreur et d’incompréhension semblent plus fréquents et plus déchirants. Et, je le découvre, ils sont aussi susceptibles de surgir en plein jour qu’au beau milieu de la nuit. J’ai baptisé ces angoisses la Question de Virginia Woolf, en référence à un passage de La Promenade au phare, le roman le plus métaphysique qui soit : la peintre Lily Briscoe est devant son chevalet et pleure la mort de son amie Mrs Ramsay. Le poète Augustus Carmichael est assis à ses côtés et Lily imagine tout à coup que Mr Carmichael et elle pourraient se lever et exiger une « explication » de la vie :
« Pendant un instant elle eut l’impression que s’ils se levaient tous les deux ici, Mr Carmichael et elle, pour demander une explication de cette brièveté, de ce caractère inexplicable, et s’ils formulaient leur demande avec violence, comme peuvent le faire deux êtres humains en pleine possession de leurs moyens et auxquels rien ne doit être caché, alors la beauté s’enroulerait ; l’espace vide se remplirait ; ces vaines arabesques prendraient une forme ; oui, s’ils criaient assez fort, Mrs Ramsay reviendrait. “Mrs Ramsay ! dit-elle à voix haute, Mrs Ramsay !” Les larmes coulaient sur son visage (1). »
Pourquoi la vie est-elle si courte, si inexplicable ? Telles sont les questions auxquelles Lily veut obtenir une réponse. Plus précisément, ce sont celles qu’elle a besoin de poser, tout en sachant, ironie de la chose, que sans personne auprès de qui l’exiger, il n’est pas de réponse possible. Nous pouvons espérer que « rien ne doit être caché » à notre entendement, mais certaines explications le sont nécessairement à jamais. Tout comme Mrs Ramsay est morte et ne peut être ramenée à la vie par nos cris, Dieu est mort et ne peut être ressuscité par nos prières. Et comme le rappelle le film de Terrence Malick, The Tree of Life, œuvre à l’étrange beauté, les réponses restent cachées même à ceux qui ont la foi. Le « Pourquoi ? » de Lily Briscoe n’est pas bien différent du « Pourquoi, Seigneur ? » de Job.
Depuis le xixe siècle, la disparition de Dieu est souvent envisagée avec regret, comme une perte ou un manque. Il y a un siècle, le sociologue allemand Max Weber affirmait que l’époque moderne se caractérisait par un sentiment de « désenchantement ». Il semble avoir voulu dire que, sans Dieu ou sans religion, l’homme contemporain évolue dans un monde scientifique rationnel, sans le secours du surnaturel ou de l’idée du salut, et qu’il est peut-être condamné à la vaine quête d’un sens qui était jadis octroyé aux croyants.
De nos jours, la lamentation a probablement cédé la place à une nostalgie plus douce, qui trouve une forme populaire dans Rien à craindre de Julian Barnes (2) (où le romancier avoue que Dieu, en qui il ne croit pas, « lui manque » tout de même) et une forme complexe dansL’Âge séculier du philosophe canadien Charles Taylor (3). Dans cet énorme livre, l’auteur, catholique pratiquant, présente le sécularisme à la fois comme une conquête et une vicissitude : l’homme moderne sans Dieu, privé des vieux démons et autres esprits, et jeté dans un monde où il n’y a personne à implorer à l’extérieur de son propre esprit, a du mal à connaître la « plénitude » spirituelle dont jouissaient ses ancêtres [lire notre entretien avec Charles Taylor : « Le pluralisme religieux est le fait marquant de la modernité », Books, novembre 2010].