Et si les maladies psychiques étaient un observatoire privilégié pour appréhender les bouleversements qui affectent une époque?
"Le mal du siècle". Cette expression, qui apparaît au tout début du XIXe siècle sous la plume des auteurs romantiques, désigne la mélancolie. Mélancolie qui semble toucher un nombre croissant des contemporains de Chateaubriand, et qui exprime un état de conscience malheureux face aux mutations profondes qui affectent alors les sociétés occidentales, à l'aube de la Première révolution industrielle.
Aujourd'hui, le "mal du siècle" a changé de visage. Il ne s'appelle plus mélancolie, mais dépression. Le geste dramatique et stupéfiant d'Andreas Lubitz, qui pour mettre fin à ses jours précipita les 144 passagers de l'A320 au sol, nous a plongés au cœur des mystères insondables du geste suicidaire, et de sa racine fréquente : l'état dépressif. Les articles sur le sujet ont fleuri, pour rappeler que la dépression est devenue un véritable fléau qui affecterait aujourd'hui 350 millions de personnes dans le monde. Mais pour rappeler aussi que le diagnostic de "dépression" est bien souvent un non diagnostic, qui recouvre des situations dont le degré de gravité peut varier considérablement (voir à ce sujet le documentaire de Michèle Dominici Dépression, une épidémie mondiale?).
La dépression est devenue un paradigme, une manière de regarder et de définir les maux qui affectent la subjectivité contemporaine du XXIe siècle. Avant elle, il y eut la mélancolie puis, dans la seconde moitié du XIXe, l'hystérie et la neurasthénie, personnifiées à travers des patientes célèbres telles qu'Anna O. à Vienne, ou Augustine à la Salpêtrière, auprès de Charcot. Mais ces véritables "épidémies psychiques" qui se succèdent sont avant tout en résonnance avec une époque, au-delà des situations individuelles particulières. Elles sont le catalyseur des angoisses et des espoirs d'une société, et s'enracinent dans les bouleversements, notamment technologiques, qui les façonnent.
Train, cinéma et hystérie
Dans un article intitulé "Train, cinéma et modernité : entre hystérie et hypnose" (Décadrage 6, 2005), Mireille Berton analyse la manière dont, dans la seconde moitié du XIXe siècle, le train, puis le cinéma, ont été associés à l'émergence des nouvelles pathologies psychiques qu'étaient alors la neurasthénie et l'hystérie. A partir des années 1840 en effet, le développement du train bouleverse la géographie mentale des populations, en permettant de parcourir en quelques heures des distances qui nécessitaient jusque là plus d’un jour. Il constitue également une nouvelle expérience sensorielle, particulièrement intense et déstabilisante : la grande vitesse, le paysage qui défile alors que le corps reste immobile, le balancement incessant, sans oublier le risque d'accident qui occupe une large place dans les imaginaires collectifs … sont autant de "chocs" sur des psychismes jusqu'ici préservés des affres de la modernité. Associées à cette accélération de la vitesse et des circulations, l'urbanisation et l'industrialisation développent tout un nouvel univers sensoriel, fait de bruits, de lumière et de mouvement.
Au point que le corps médical s'inquiète très sérieusement, et tente de prévenir le développement de nouvelles pathologies qu'il pense associées à cette nouvelle condition urbaine et moderne. Mireille Berton cite l'astronome Camille Flammarion, qui en 1900, raille les peurs exprimées par les médecins quelques décennies plus tôt : « En Bavière, le collège royal de Médecine consulté déclara que les chemins de fer causeraient, s’ils étaient réalisés, le plus grand tort à la santé publique, parce qu’un mouvement aussi rapide provoquerait des ébranlements cérébraux chez les voyageurs et des vertiges dans le public extérieur, et recommanda d’enfermer les voies entre deux cloisons en planches à hauteur de vagons (sic). » Camille Flammarion, L’inconnu et les problèmes psychiques, Flammarion, Paris, 1900.