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Une étude récente prétend décrypter les rêves de certains oiseaux. Une petite avancée dans un monde largement inexploré, celui des songes animaux.
Les animaux rêvent-ils ? Si, de plus en plus sensibilisés à la richesse de la vie intérieure des bêtes, nous répondons spontanément oui, l’interrogation n’a pas toujours été abordée avec une telle évidence. Selon le philosophe David M. Peña-Guzmán, auteur de When Animals Dream (« Quand les animaux rêvent », 2023), le premier article scientifique moderne à utiliser explicitement le terme de rêve remonte seulement à 2020 : il s’agit d’une publication intitulée « Do All Mammals Dream ? » (« Est-ce que tous les mammifères rêvent ? »), parue dans le Journal of Comparative Neurology. Cette affirmation est pourtant erronée. On peut notamment citer deux articles parus dans l’ouvrage collectif emblématique Psychiatrie animale dirigé par Abel Brion et Henri Ey en 1964, peu de temps après la mise en évidence du sommeil paradoxal chez certaines espèces animales : celui de Yves Ruckebusch, « Le sommeil et les rêves chez les animaux », et celui de M. et J. Jouvet, « Le sommeil et les rêves chez l’animal ». N’en demeure pas moins que l’intérêt pour les rêves animaux apparaît relativement récent, révélant par contraste un certain oubli de la question pendant très longtemps.
Oui, les animaux rêvent
Comment expliquer ce désintérêt ? Le problème est d’abord pratique. Comment parler de ce qui nous échappe ? Nous pouvons raconter (et analyser) nos propres rêves – dont, cela dit, nous nous souvenons souvent difficilement. Mais nous n’avons pas accès au monde onirique des animaux, dont la vie psychique intérieure demeure un mystère. Cris, grognements, mouvements des yeux, rythmes de respiration… Certains signes extérieurs nous fournissent des éléments pour nous essayer à une interprétation des rêves zoologiques. Mais le contenu de la vie onirique des bêtes se dérobe largement à nous. La philosophe Florence Burgat le souligne dans L’Inconscient des animaux (2023) : « Que l’observateur puisse déduire qu’un chien rêve du fait qu’il agite ses pattes durant son sommeil comme s’il courait ne signifie pas forcément qu’il réalise le désir de courir après une balle, son jeu favori ; il court peut-être parce qu’il est dangereusement poursuivi, et que le personnage qui le poursuit dans le rêve n’est pas celui qu’il craint dans la vie non rêvée. Qui sait ? » Les avancées techno-scientifiques, comme celles réalisées par l’équipe de l’université de Buenos Aires, permettent parfois d’y voir plus clair. Comme beaucoup d’oiseaux, l’espèce étudiée – le tyran quiquivivi – « chante » dans son sommeil sans émettre de son. Ses muscles se contractent mais sans produire de piaillement ; la zone de son cerveau dédiée au chant s’anime pendant le sommeil de manière analogue à ce qui se passe pendant la veille. Grace à des électrodes, les scientifiques sont parvenus à enregistrer ces mouvements musculaires et à convertir les chants silencieux en chants sonores dont on sait à peu près le genre d’informations qu’ils transmettent.
Notre compréhension des rêves animaux progresse. Même si cette compréhension demeure aussi indirecte qu’imparfaite, les difficultés à déchiffrer cette vie psychique apparemment inaccessible ne sont pas totalement insurmontables. Elles peuvent, parfois, être contournées. Comme le résume Peña-Guzmán, « si notre incapacité à discuter avec d’autres animaux limite certainement ce que nous pouvons savoir sur leurs expériences oniriques, elle ne nous empêche pas de faire des affirmations significatives et empiriquement fondées sur leur capacité à rêver ». Une chose paraît en tout cas certaine : les animaux rêvent, même si nous ne savons pas exactement de quoi. Pour le philosophe, si les songes des animaux sont restés ignorés, c’est non seulement en raison d’une difficulté à les comprendre, mais en raison d’un véritable « déni » de la capacité même des animaux à rêver.
De l’homme à l’animal
Depuis plus d’un siècle, certains éminents prédécesseurs ont pourtant ouvert la voie. Freud notamment, qui écrit dans L’Interprétation du rêve (1900) : « De quoi rêvent les animaux, je l’ignore. Un proverbe […] prétend le savoir, car il pose la question : de quoi rêve l’oie ? et y répond : […] de maïs. Toute la théorie qui veut que le rêve soit la satisfaction d’un désir est contenue dans ces deux phrases. » Comme chez l’homme – à cette différence que chez l’homme, la satisfaction onirique des désirs prend souvent une forme « déformée », détournée, lorsqu’il s’agit de désirs inavouables. Les rêves animaux sont « évidents », ils se passent d’interprétation. Ce n’en sont pas moins des rêves. Florence Burgat suggère qu’il est possible d’aller encore au-delà de cette interprétation limitative proposée par Freud : « Peut-être les rêves des animaux ne sont-ils pas déformés, déguisés ; peut-être le sont-ils parfois […] Soumis aux pathologies de l’âme, à l’angoisse et à la peur, il y a fort à parier que les animaux font aussi des rêves affreux qui reflètent leurs angoisses, une situation douloureuse, une frustration ; bref, des cauchemars. Dormir, en tout cas, c’est se retirer du monde et se libérer de sa charge mentale. » Comme chez l’homme, le rêve est une restauration du psychisme qui se heurte sans cesse au principe de réalité.
L’autre grand initiateur d’une réflexion sur le rêve animal, c’est Darwin, le père de la théorie de l’évolution. Dans La Filiation de l’homme (1871), il entend « démontrer […] qu’il n’existe aucune différence fondamentale entre l’homme et les mammifères les plus élevés, au point de vue des facultés intellectuelles », sinon en degré. Voudrait-on ainsi faire de l’imagination l’« une des plus hautes prérogatives de l’homme », on se heurte aux observations les plus diverses : « Comme les chiens, les chats, les chevaux et probablement tous les animaux supérieurs, même les oiseaux sont sujets au rêve, comme le prouvent leurs mouvements et leurs cris pendant le sommeil, nous devons admettre qu’ils sont doués d’une certaine imagination. » Le rêve est le signe flagrant que beaucoup de créatures « possèdent quelque pouvoir d’imagination ». Sans doute pas une imagination active, créative, productive comme l’est celle de l’inventeur humain, mais une imagination tout de même : une capacité à produire, même malgré soi, des images. Des siècles avant Darwin, Aristotele soulignait déjà dans De la divination par les songes : « Certains animaux autres que l’homme ont des rêves. »Dans son Traité des rêves, il ajoute : « Le rêve n’appartient qu’à l’animal qui dort, et l’animal ne dort qu’autant qu’il est sensible ; le rêve est une sorte d’image, et relève par conséquent aussi de l’imagination, faculté si voisine de la sensibilité. »
Le problème de l‘imagination
Si voisine… et pourtant pas identique. Peut-être est-ce là, autour de cette faculté médiane entre la sensibilité et l’intellect qui a toujours posé problème aux philosophes, que se noue le problème posé par le songe animal – la réticence à le reconnaître. Il n’est pas besoin de défendre une thèse rigoureusement mécaniste de la vie animale, à l’instar de l’« animal-machine » de Descartes, pour être un peu troublé par l’onirisme des bêtes. Que l’animal ne soit pas une horloge inerte, qu’il possède une sensibilité, donc une forme de psychisme, on l’admet volontiers. Mais l’imagination est autre chose : la sensibilité dont elle dérive marque une inhérence à l’environnement dans lequel l’être vivant est plongé ; l’imagination, qui double le réel d’une image, marque au contraire déjà un détachement, un décrochement – une émancipation. L’imagination atteste d’un écart, d’une mise à distance qu’on serait tenté de réserver à la conscience humaine. L’idée d’une imagination animale qui suit immédiatement celle du rêve animal brouille les lignes de partage. Aristote lui-même semble montrer quelques hésitations dans ses Problèmes(texte dont, il est vrai, l’attribution au Stagirite est contestée), lorsqu’il évoque les « pollutions nocturnes ». Pourquoi l’homme plus que tous les autres animaux est-il sujet à ces épisodes ? « N’est-ce pas […] parce que les autres animaux ne rêvent pas, comme l’homme, et que la pollution ne se produit jamais sans influence de l’imagination ? » En réalité, il faut entendre ce « comme l’homme » non comme une restriction absolue (les animaux ne rêvent pas) mais comme une restriction modale (les animaux ne rêvent pas de la même manière).
Comme le résume Peña-Guzmán, « les animaux ont un esprit riche de mémoire, de créativité et d’incarnation. Les rêves nous donnent un aperçu de cette richesse. Plus précisément, les rêves nous font comprendre que, comme nous, les animaux jouent un rôle actif dans la constitution de leur propre expérience du monde. Plutôt que de recevoir passivement une expérience toute faite, les animaux transforment de l’intérieur les flux chaotiques de données sensorielles qui les affectent en un monde phénoménal unique, signifiant et cohérent de l’intérieur. » Le rêve participe à cette élaboration du monde, sur un mode certes involontaire mais non purement passif. Il est la manifestation épidermique d’une activité inconsciente à laquelle s’adosse l’activité consciente. À la frontière des deux, il atteste de la profondeur du psychisme animal, qui ressemble au fond beaucoup au nôtre.
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