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samedi 10 juin 2023

Newsletter L Vivre sous emprise : «Cela arrive un peu partout, dans l’économie, les familles, les lieux professionnels»

par Cécile Daumas  publié le 2 juin 2023

Au sein d’un couple ou d’une famille, l’un annihile l’autre par des mécanismes de dépersonnalisation puissants. Les victimes de cette aliénation totale sont en grande majorité des femmes, explique l’anthropologue Pascale Jamoulle.

Cela commence comme un conte de fées, une histoire d’amour comme jamais rêvée, cette impression de rencontrer le «bon», ce prince charmant qui, enfant, s’est glissé dans les histoires du soir et les DVD Disney. Puis le bonheur conjugal se voile, de minuscules critiques jalonnent le quotidien, un rabaissement s’installe, un isolement progressif. Cela s’appelle l’emprise et cela touche, dans la sphère intime et familiale, très majoritairement des femmes. Un petit ami, un mari, un compagnon devient tour de contrôle et fait de sa femme sa chose. Elle n’est plus rien, emprise conjugale qui tourne au cauchemar, décrite de façon exemplaire dans le dernier film de Valérie Donzelli, l’Amour et les Forêts.

Ces mécanismes de dépersonnalisation sont bien connus des régimes totalitaires, remarque l’anthropologue Pascale Jamoulle, autrice d’un remarquable livre sur le sujet Je n’existais plus. Les mondes de l’emprise et de la déprise (1). Invitée le 16 juin à la Semaine philosophique de Monaco, elle précisera que ces situations de violences conjugales ne s’expliquent pas seulement par la rencontre malencontreuse d’un cas pathologique, le «pervers narcissique», décrit dans tant de manuels de psychologie. Il faut aussi un terreau, telles les blessures de l’enfance, la façon d’éduquer les filles dans le don de soi, le pouvoir patriarcal ou les mécanismes propres de dépersonnalisation. Certains parlent de «contrôle coercitif», soit côté agresseur, ces outils psychologiques permettant d’entrer dans la tête de l’autre et de le faire vriller : surveillance du moindre mouvement, violence verbale, isolement… Autant de techniques bien connues des militaires qui les utilisent pour retourner à leur avantage un prisonnier ennemi. Des associations et des avocats demandent la reconnaissance juridique du concept. Un rapport parlementaire remis au gouvernement fin mai plaide dans ce sens. La ministre de l’Egalité entre les hommes et les femmes, Isabelle Rome, y est favorable. Le contrôle coercitif serait le meilleur révélateur de situations de potentiels féminicides. Avant même les violences physiques.

Comment détecter l’emprise ?

Dans un système d’emprise, vous êtes envahi par la pensée et la vision du monde de l’autre. Vous êtes dépossédé de votre faculté de penser et de ressentir, vous êtes dépossédé aussi de votre corps et de votre vie sociale et économique. Ce sont des formes d’aliénation extrêmement importantes, différentes de celles de la domination, où vous êtes conscient qu’une autorité s’exerce, et vous tentez, soit par l’imaginaire, soit par des actions concrètes, de pouvoir vous en libérer. La difficulté de l’emprise est justement de la reconnaître tant ces mécanismes sont difficiles à détecter par soi-même, précisément parce qu’on est sous emprise. Ce filet qui enferme la personne avec une série de nœuds est une aliénation qui peut devenir totale.

Comment se met-il en place dans la sphère intime ?

Au départ, c’est tout simplement des petites disqualifications et un isolement progressif, une disqualification de l’entourage, de la pensée, du corps, du travail de l’autre. Puis un mécanisme d’hypercontrôle commence à se mettre en place. Au fur et à mesure, la personne se retrouve dépossédée de ses forces et de ses facultés de rébellion, de la considération d’elle-même. Elle se voit comme quelqu’un qui n’a rien d’intéressant, puis qui ne vaut plus rien. Et puis il y a le passage progressif à la violence psychologique, puis physique, violence sexuelle aussi. Progressivement, il y a eu une objectivation de la personne, elle est prise comme un objet, et elle l’accepte. Elle se donne, elle n’existe plus. Certaines femmes disent : il était entré dans mon cerveau, j’étais un zombie. Elles ne savent plus où est la vérité des faits. Leur capacité de se croire elles-mêmes disparaît.

L’un des terreaux de cet enfermement est l’histoire familiale même de la victime, du type d’éducation reçue…

Dans quasiment toutes les trajectoires des femmes que j’ai rencontrées qui ont connu une expérience de l’emprise intrafamiliale et conjugale, il y a des vulnérabilités liées à l’histoire familiale avec des modes éducatifs où les personnes ont eu beaucoup de mal à se construire en tant que sujet. Soit ces systèmes d’éducation étaient trop protecteurs, comme ces cages dorées dans lesquelles le patriarcat enfermait les jeunes filles, soit au contraire, c’était une absence totale de protection, avec de nombreux traumatismes parfois de type incestueux, des violences familiales ou des abandons. Tous ces processus ont pu mettre à mal l’estime de soi, la construction subjective de la personne, sa construction comme sujet séparé d’autrui qui a des besoins et des désirs propresVous êtes alors plus facilement affecté par le désir de l’autre.

Dans le cas de l’inceste, les frontières entre soi et l’autre n’ont pas été posées. Si l’abus est nié, la personne est dépossédée de ses facultés rebelles et de ses défenses. L’ensemble de ces traumatismes agissent comme des verrous psychologiques, mais on ne les retrouve pas dans tous les cas d’emprise. Cela montre à quel point cette mécanique de l’emprise peut être puissante. Elle peut broyer des personnes qui n’avaient pas nécessairement ces fragilités au départ.

Y a-t-il une surreprésentation des femmes ?

Ce don entier de soi, qu’on reçoit dans les modèles de genre, avec l’exemple du prince charmant à qui on doit se donner tout entière, va fragiliser beaucoup plus les femmes. C’est un des facteurs qui expliquent que dans ces situations d’emprise intrafamiliale et conjugale, on retrouve une très large majorité de femmes, au-delà de 80 %. Les hommes vivent plutôt des situations d’emprise dans la sphère socioprofessionnelle, là où les enjeux sont essentiels pour eux. Ou alors autour des questions d’addictions, de drogue et d’alcool.

Ces situations ont-elles à voir avec la soumission féminine ?

Ce don de soi est effectivement la soumission à la volonté et l’autorité d’autrui, une autorité qu’on estime bien supérieure à la sienne, ce que les modèles du patriarcat transmettent. L’emprise intrafamiliale s’inscrit fondamentalement dans les logiques d’appropriation et d’infériorisation des femmes. Elle existe d’autant plus que les modes de protection qui existaient dans le patriarcat traditionnel disparaissent, comme les familles élargies ou les régulations par l’entourage. Ce sont des éléments régulateurs qu’on trouve moins dans notre modernité. Or, l’isolement et l’enfermement font partie des mécaniques d’emprise. Renforcés aussi pour les femmes issues des minorités. On le voit dans les trajectoires d’exil et de migration : ces femmes se retrouvent dans des pays étrangers sans protection, sans celle de la famille élargie, parfois sans papiers et en clandestinité. Elles sont donc extrêmement vulnérables.

L’autre verrou important est la personnalité même de l’agresseur...

C’est la rencontre de la mauvaise personne. Au départ, cette personne est le plus souvent absolument séduisante, le gendre idéal en somme. Cette phase de séduction est très importante dans l’emprise, le sentiment que l’autre vaut beaucoup plus que soi, que sa manière de penser est bien plus conséquente que la vôtre, bien plus complexe. Il y a une magnification de l’autre très présente dans cette rencontre. Mais derrière cette façade, sont à l’œuvre des mécanismes de toute-puissance, à savoir les mécanismes totalitaires de la dépersonnalisation, comme ceux décrits dans l’œuvre de Hannah Arendt. Des mécanismes que l’on retrouve dans les régimes totalitaires.

C’est un pouvoir extrêmement autoritaire ?

C’est un pouvoir totalitaire, comme dans l’emprise politique. Les mécanismes pratiqués dans l’intimité sont ceux des Etats totalitaires (déconsidération par le contrôle et l’isolement, dépersonnalisation progressive). En régime de terreur, les gens se sentent vides, ils n’arrivent plus à penser, ni à parler ; ils obéissent à une autorité souveraine. Les solidarités, les rébellions, les dissidences sont mises à mal. Le pouvoir totalitaire les brise. On retrouve ces mêmes mécanismes dans les familles ou dans les sectes: le gourou a beau ne pas être toujours là, sa présence est omnipotente. On sent la terreur dans le discours de la personne qui en parle, la peur d’être exclue, de ne pas être à la hauteur. Les autres à l’extérieur ne le comprennent pas.

Les conséquences sur le fonctionnement cognitif sont-elles majeures ?

Dans un premier temps, les femmes avec qui j’ai travaillé n’arrivaient pas à raconter la propre histoire avec un début et une fin. Leurs narrations éclatent comme un puzzle jeté à terre. Elles sont dans la confusion, elles ne sont pas crues. Cela m’a énormément aidée de lire les travaux des théoriciens politiques et de l’emprise politique pour comprendre ce qui se passait dans les familles. Par contre, ce qui m’a moins aidée est la figure du pervers narcissique, même si je ne doute pas que la relation d’emprise puisse être très puissante avec ce type de personne.

L’emprise ne résulterait pas tant des faits d’un type psychologique donné, celui du pervers narcissique, que d’un ensemble de facteurs ?

La relation bourreau-victime n’explique pas tout, il y a beaucoup d’autres nœuds qui se resserrent mutuellement dans le filet de l’emprise. Des violences multiples et systémiques vécues, des blessures de l’enfance, les mécaniques mêmes de la dépersonnalisation et de la dépendance socio-affective. L’autre point essentiel est l’absence de recours, le silence qui va avec. Quand la police n’entend pas ces femmes, ne les protège pas, quand des personnes sans papiers n’ont pas droit à une protection citoyenne, l’emprise se renforce. S’en sortent celles qui peuvent trouver de l’aide, et il y a de très beaux parcours d’autonomisation. Mais celles qui n’ont pas de recours y restent. Nous vivons dans une société de modernité insécurisée où il y a de moins en moins de protection de l’Etat pour des pans entiers de la population. Les grandes structures familiales ne protègent plus comme avant. On voit l’emprise arriver un peu partout, dans l’économie, dans les familles, dans le recours aux sectes et aux gourous, dans les lieux professionnels aussi. Les gens ne se parlent pas entre eux de la maltraitance qu’ils vivent. Ils se méfient des autres parce que l’emprise brise les liens dans les familles, dans les fratries, chez les personnes maltraitées.

Comment sort-on de cet enfer ?

Il n’y a pas toujours de happy end. Les corps, les esprits, les vies sociales peuvent être marqués. La déprise est un cheminement créateur, avec des rechutes. Même si l’enfouissement et l’oubli peuvent fonctionner un certain temps, les biographies montrent qu’au final, sur le long terme, seule la démarche d’élucidation des effets d’un système d’emprise, des processus et des mécanismes qui l’ont rendue possible, semble protectrice.

Dans mon ouvrage, je raconte les étapes des lents mouvements de revitalisation : pouvoir imaginer une autre vie, trouver du secours et se dégager ; se remettre à penser, pouvoir décrypter sa situation, se repositionner comme sujet alors qu’on était traité comme un objet ; se former et construire sa place sociale ; s’entraider et se mobiliser collectivement… Par-delà l’anéantissement vécu, les personnes font des apprentissages pour gagner en liberté. Toutes ont acquis, à travers leur expérience, une redoutable capacité d’analyse des rapports de pouvoir.

(1) Ed. La Découverte, 2021, 304 pp


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