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jeudi 8 juin 2023

La pornographie de plus en plus consommée par les préados : « Cela se joue loin du regard parental »

Par  et   Publié le 06 juin 2023

Associations, infirmières scolaires, thérapeutes, enseignants, médecins témoignent de l’exposition accrue des mineurs à ces contenus. Cela vaut pour près d’un tiers des 11-17 ans, a révélé une enquête de l’Arcom, et cela intervient de plus en plus tôt.

« Mais Madame, est-ce que je dois faire ce que j’ai vu ? Est-ce que c’est ça que les garçons attendent de moi ? » Depuis qu’elle a commencé à parler de sexualité avec des jeunes en 2017 – année d’obtention de son diplôme –, Valérie Froc, conseillère conjugale et familiale à Toulon, ne compte plus les questions de ce type que des adolescentes, souvent « plus loquaces » que les adolescents, dit-elle, ont pu lui poser. Des questions lui faisant « clairement » comprendre que le visionnage de contenus pornographiques est « fréquent » et « laisse des traces ».

Son champ d’observation est vaste : Valérie Froc intervient dans un centre de santé sexuelle, à l’hôpital, en institut médico-éducatif, dans des établissements scolaires… Et, de plus en plus souvent, aussi, à l’école primaire.

« Quand j’ai commencé à faire de l’éducation affective, c’était surtout des lycéens et des collégiens qui me semblaient concernés, rapporte-t-elle. En cinq ans, j’ai bien vu l’implication de publics de plus en plus jeunes. Je peux être face à une classe de CM2 et constater qu’au moins la moitié a déjà été exposée à des images porno. Ils le disent avec leurs mots : “C’est dégueulasse” , “J’ai honte…”Mon expérience est empirique, tient-elle à souligner, mais je pense qu’elle n’est pas isolée. »

Associations, infirmières scolaires, psychothérapeutes, enseignants, médecins… sont bien placés pour témoigner d’un phénomène qui les inquiète et sur lequel l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) vient de poser un diagnostic chiffré édifiant.

Trois diagnostics en un, même : « Non seulement l’exposition des mineurs à la pornographie est massive, mais elle a fortement augmenté ces dernières années et touche des adolescents encore plus jeunes que ce qu’on pouvait penser », résume Laurence Pécaut-Rivolier, présidente du groupe de travail de l’Arcom sur la protection des publics.

La majorité sur le smartphone

Dans le détail, ce sont 2,3 millions de mineurs – près d’un tiers – qui consultent des sites X chaque mois, selon l’étude commandée à Médiamétrie et réalisée, en 2022, auprès de 25 000 personnes. Première observation : la part des 11-17 ans concernée (30 %) est à peine plus faible que celle des adultes (37 %). Autre chiffre mis en avant par l’Arcom : ils sont 600 000 de plus (+ 9 %) à y avoir été exposés depuis l’automne 2017, date à laquelle l’enquête a commencé à être réalisée sur trois supports (ordinateur, smartphone, tablette). Sur la même période, la fréquentation adulte est restée stable.

Autre distinguo entre mineurs et majeurs : les trois quarts des moins de 18 ans utilisent exclusivement leur smartphone pour ces consultations, contre 55 % des majeurs. « Cela se joue loin du regard parental. Ce n’est pas tout à fait une surprise, mais ça peut expliquer la sous-estimation du phénomène dans les familles », note Mme Pécaut-Rivolier.

Enfin, et c’est là où l’alerte rejoint celle des « vigies » que sont les professionnels de l’adolescence et de l’enfance, l’âge du visionnage peut être précoce : plus de la moitié des garçons de 12-13 ans (51 %) regardent des sites pornographiques chaque mois, et même près d’un quart des 10-11 ans (21 %). A cet âge, la fréquentation des filles n’est pas représentative. De 31 % à 12-13 ans, elle diminue ensuite jusqu’à la majorité, tandis que la consultation progresse, toujours chez les garçons.

« Nudes », « sextos », « revenge porn »

De précédentes alertes ont résonné, dans les rangs de l’Académie nationale de médecine, du Sénat et, régulièrement, du Haut Conseil à l’égalité. Toute une littérature sur le sujet existe, en France comme à l’étranger, basée sur des témoignages, des sondages… Mais le phénomène n’avait pas été quantifié récemment en France ; et pas sur un panel – et une échelle – aussi large que celui utilisé par l’Arcom : la dernière étude d’ampleur issue des données européennes Espad remontait à 2003 et portait sur la tranche d’âge 14-18 ans.

A l’échelle de son « bassin d’observation » – soit 800 élèves d’un collège de l’académie de Montpellier –, Sandie Cariat, infirmière scolaire, tient sa propre comptabilité : un peu moins de la moitié des élèves qu’elle suit (42 %, précisément) affirment avoir déjà vu des images pornographiques. Parmi eux, 54 % sont des garçons, 35 % y ont été exposés dès la 6e – l’âge auquel les parents offrent, très souvent, le premier téléphone portable. Un quart seulement, selon les réponses qu’elle a pu recueillir, y sont allés de manière volontaire.

La jeune femme tente de chiffrer, aussi, d’autres phénomènes « liés », sans tirer, pour autant, de liens de cause à effet : l’envoi de « nudes » (des photos dénudées) concerne, dit-elle, un collégien sur dix. « Ils se plaignent de recevoir des images ou des propositions indécentes via une conversation sur Instagram ou un contact sur Snapchat qu’ils ne connaissent pas forcément. » Dans un rapport remis en janvier, l’Académie nationale de médecine a proposé un glossaire d’une trentaine de mots et-ou expressions renvoyant à autant (ou presque) de nouveaux comportements jugés problématiques chez des mineurs – les « nudes », donc, mais aussi les « sextos »le « revenge porn », etc. Sans liens de causalité attestés avec l’exposition à la pornographie, mais avec des corrélations supposées et le souhait de les questionner.

Ce glossaire a été plutôt bien accueilli par les acteurs de terrain, qui, au gré de leurs échanges avec les jeunes, s’interrogent eux-mêmes, très souvent, sur ces liens.

Dans l’équipe de Mohamed Touré, directeur adjoint d’un service de prévention spécialisé de la fondation Olga Spitzer, à Paris, qui crée du lien avec un jeune public marginalisé ou en voie de marginalisation, la question du rapport à la sexualité s’invite très souvent. « Qu’est-ce qu’être un homme, une femme, un couple ? Ce sujet est omniprésent, raconte-t-il. Le porno laisse croire que ce qu’on attend des garçons dans la sexualité, c’est la performance, et des filles qu’elles soient l’outil de cette performance. »

Un sentiment de culpabilité

Des rôles que répercutent les jeunes gens dans la vie réelle ? « Lors des ateliers que nous animons, les jeunes posent des questions techniques liées par exemple à des pratiques », rapporte Socheata Sim, responsable de la mission sociale France au sein de l’association Cameleon qui intervient en milieu scolaire, en Ile-de-France, pour lutter contre les violences sexuelles. Chez bon nombre de collégiens, la responsable associative relève une « banalisation de comportements sexuels » « Les fellations ne sont pas considérées comme des actes sexuels », cite-t-elle en guise d’exemple.

Un exemple repris par Jérémy Destenave, professeur de SVT en Dordogne : « Pour beaucoup, faire une fellation est un passage obligé en début de rapport. Les jeunes copient ce qu’ils voient. » Si l’enseignant constate que le sujet n’est plus tabou avec les jeunes, et se réjouit de pouvoir trouver un « espace de discussion » avec eux, il relève dans le même temps des « incidences sur l’image de soi et du corps » qui l’alertent. Une représentation faussée, chez les garçons comme chez les filles, de la taille et de la forme du sexe, par exemple. « Les influenceurs et influenceuses de bas niveau sont passés par là et prolongent la culture porno. »

« Et il n’y a pas que les influenceurs, observe Isabelle Derrendinger, présidente du Conseil national de l’ordre des sages-femmes. Nos jeunes sont noyés d’images hypersexualisées et d’injonctions qui leur viennent d’un peu partout – des réseaux sociaux, de la télé-réalité, de la publicité… Cela va bien au-delà du pornoIls pensent s’éduquer comme ça, par des vidéos, des tutoriels, et la découverte de la sexualité n’y échappe pas. » Parfois jusqu’au dégoût : dans leurs cabinets, des sages-femmes disent recevoir des jeunes filles qui « ne veulent plus faire l’amour ». Ou qui se sentent « coupables »d’avoir accepté « telle position », « telle pratique ».

Au contact des plus jeunes, les professionnels de l’enfance identifient également un sentiment de culpabilité qui peut être très fort et sur lequel il n’est jamais simple de « mettre de mots ». « Certains enfants disent qu’ils n’en parlent pas parce que, sinon, ça revient dans leur tête, ou parce qu’ils ont honte, ou peur de se faire gronder ou confisquer leurs écrans », rapporte Socheata Sim. Les infirmières scolaires en témoignent aussi : « Les enfants ont l’impression d’avoir fait une bêtise et ne veulent rien dire, mais cela peut les plonger dans un profond mal-être », rapporte Valérie Wolff, infirmière scolaire dans le Bas-Rhin. Pour libérer la parole, elle n’hésite pas à prolonger ses interventions en classe par des discussions en petits groupes voire en tête-à-tête.

Divers incidents lui ont fait prendre conscience de la nécessité d’avancer sur ce sujet. Comme ces élèves de 3e qui s’amusaient à faire visionner des vidéos porno à des « petits » de 6e, dans les toilettes du collège. Ou ces récits d’agressions sexuelles qui l’ont marquée, avec, dit-elle, de la part des élèves, « une forme de banalisation de la violence ».

Une expression reprise mot pour mot par Evelyne Dorvaut, qui exerce le même métier dans le département. « Les adolescents sont comme coupés en deux, analyse-t-elle, avec des relations plutôt cordiales dans la vraie vie et une part d’ombre sur les réseaux sociaux. Les “ta gueule salope” ou “t’es qu’un gros suceur” ne sont pas rares. Ils les emploient très jeunes, avant même leur entrée dans la sexualité. »

La question du consentement

L’exposition précoce aux contenus pornographiques n’est pas sans conséquence. « Elle peut provoquer les mêmes effets que l’exhibition sexuelle, avec le risque que ça donne une tonalité anxiogène à la sexualité », explique la psychologue et sexologue Cécile Miele. « Les notions de découverte et de limites sont fondamentales dans la sexualité des enfants, la pornographie les fragilise », souligne aussi la psychothérapeute Hélène Romano, qui voit arriver dans son cabinet des enfants exposés, dit-elle, à des « images hautement traumatogènes », et des « parents perdus ». Chez des jeunes « biberonnés » à l’exposition des corps et des sexes, c’est la possibilité de dire « ça ne me plaît pas, j’arrête », « ça me gêne, j’arrête » qui peut être remise en cause, expliquent les thérapeutes.

Autre point sur lequel les experts insistent : les conditions de cette exposition à la pornographie et le fait qu’elle puisse relever d’une démarche volontaire… ou non. Les données dévoilées par l’Arcom, qui estime à cinquante minutes par mois la durée moyenne d’exposition des 11-17 ans, battent – en partie – en brèche l’idée de « clics involontaires ».

Sauf que l’exposition des enfants plus jeunes (avant 10 ans) échappe au panel statistique. Or cette exposition, parfois « par des pairs » (camarades plus âgés, cousins, fratrie…), alarme les psychologues qui vont jusqu’à parler d’« effraction psychique ».

Quand des « cas » arrivent jusqu’aux cabinets médicaux, un dialogue à trois se noue « entre le jeune, le parent présent, le praticien », explique le professeur Philippe Binder, membre du Collège de la médecine générale et spécialiste des adolescents. « C’est souvent le parent inquiet qui s’exprime. Il est assez rare que les ados en parlent spontanément, ils ont du mal à trouver les mots. Le tabou persiste, et c’est une partie du problème », ajoute-t-il.

Pédiatre dans la banlieue bordelaise, Catherine Salinier n’hésite pas, elle, à poser la question directement à ses jeunes patients, au moment de la puberté : « Est-ce que tu as déjà vu des films porno ? » « Rares sont ceux qui répondent non, dit-elle. Et quand je leur explique que ce n’est pas comme dans la vraie vie, que c’est du spectacle, et que ce n’est pas très beau à voir, la plupart me répondent qu’ils sont au courant, qu’ils savent faire la différence… Si on ne peut pas empêcher certaines choses (la place d’Internet dans la vie des jeunes et la diffusion d’images pornographiques)on peut empêcher la mauvaise interprétation et la mauvaise compréhension des choses », défend celle qui est aussi l’ancienne présidente de l’Association française de pédiatrie ambulatoire.

A condition d’agir le plus en amont possible. « Or quand on découvre, en consultation, que l’isolement ou des idées noires d’un enfant recoupent une problématique d’accès à la pornographie, c’est qu’on arrive déjà trop tard, relève Christèle Gras Le Guen, présidente de la société française de pédiatrie. Pour être une bonne “vigie”, il faut pouvoir porter un message positif et bienveillant sur la sexualité. » Un travail de prévention qu’elle espère porter à l’occasion d’« assises », attendues, de la pédiatrie.


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