par Clémence Mary publié le 9 juin 2023
On s’attendait à trouver une philosophe, mais c’est une femme qu’on rencontre – comme quoi, tout esprit est d’abord un corps. Et une voix, dans le cas de Geneviève Fraisse. Enveloppante, timbre ferme et voilé, élocution leste et précise, une voix de radio, fidèle compagnonne du service public depuis plus de vingt ans. A lire ces mots, on imagine bondir celle qui tient à son étiquette de philosophe de la pensée féministe. «Vous ne parlerez pas trop du perso, hein ? Eclipser leur production intellectuelle pour les discréditer, c’est toute l’histoire des femmes», s’inquiète, après trois heures à deviser le long du canal Saint-Martin où elle habite, la directrice de recherche émérite au CNRS, qui vient de ressaisir son parcours dans un petit opus au titre bravache, Le féminisme, ça pense !
Sous ses faux airs de Mamie Nova, coupe garçonne poivre et sel, long manteau de laine trop chaud pour le mois de mai et chapeau-cloche feutré, la septuagénaire cache un jeu musclé. Cinquante ans à creuser le même sillon, ça donne de la trempe, surtout quand on se lance en solo et à rebrousse-poil. Non pas des militantes qu’elle accompagne depuis Mai 68, au MLF ou au Planning familial, mais de concepts qu’elle sculpte et ausculte de l’intérieur. Un demi-siècle à se tenir sur un fil tendu entre la théorie et l’action. La politique ? «J’ai donné», tranche l’ex-déléguée aux droits des femmes sous Jospin, avant de passer eurodéputée, groupe communiste, au tournant des années 2000. «J’étais la caution intello mais j’ai fait le job à fond. Et je n’ai jamais appartenu à personne, ni parti ni mari», crâne celle qui se revendique avec malice, sirotant son thé à la menthe, «encore gauchiste, la même hier qu’aujourd’hui», plus intéressée par Ruffin qu’adepte de la macronie.
Discuter avec l’intellectuelle au regard bleu métal, qui frise ou vous transperce, est une opération de décodage à cœur ouvert, où l’on s’attend à voir chaque mot prononcé trituré sous toutes ses coutures. A l’idée de régression des droits, elle préfère la réversibilité ; au stéréotype, le cliché ; et au consentement, «l’accord, plus clair». A mi-chemin entre la charge mentale et le slogan «le privé est politique», elle théorise le «service domestique» dès 1979 en plongeant dans le travail invisible de celles qui servent les autres à la maison, rémunérées ou non. Autres outils dans la boîte, la «démocratie exclusive», ou la «différence des sexes» qui évolue au gré de «l’historicité». Et ceux qui la font tiquer : «l’identité», le «genre», l’une de ses «catégories vides» susceptible de «faire écran». Quant à la «sororité», celle qui a plus souvent trouvé du soutien chez ses confrères que côté gent féminine y croira «quand on parlera de sororicide», souci d’égalité oblige.
Ces subtilités seraient-elles un «cache-sexe» – encore une de ses tournures favorites – camouflant une difficulté à faire œuvre et à prendre position sur les questions qui fâchent ? L’autrice de Muse de la raison hausse les épaules et trace sa route avec un seul but : créer les conditions d’une pensée de l’émancipation proprement philosophique. «Elle a toujours été intéressée par ce qui faisait problème, les contradictions, qu’elle remet sans cesse sur le tapis, pour sortir de la pure dénonciation. Elle n’a jamais voulu se légitimer par l’appartenance à une identité de femme mais par le raisonnement», salue Jacques Rancière, l’ami de toujours.
Lui, qui cofonde avec elle la revue les Révoltes logiques en 1975, l’accueille quelques années plus tôt dans le séminaire qu’il tient à Paris-VIII, Vincennes : «Un jour elle est arrivée, dans une apparition frappante. Très belle, convaincante, avec son désir passionné de réfléchir, d’aller creuser du côté de l’action et pas seulement des malheurs des femmes. Il fallait un certain courage dans ces temps de non-mixité pour se sentir à l’aise dans un groupe très masculin», raconte son vieux complice. Courage aussi de se battre, depuis trente ans, contre ce cancer qui l’exténue entre deux accalmies.
Ce caractère implacable, elle le tire en partie d’une jeunesse passée aux Murs blancs, cette communauté personnaliste – comprenez grosses têtes et cathos de gauche – à Châtenay-Malabry (Hauts-de-Seine). Dans la demeure Belle Epoque cohabitent les cofondateurs de la revue Esprit, plusieurs familles, dont celle de Paul Ricœur, de l’artiste Baboulène ou la lignée Domenach. Et la sienne, mal incarnée par son père, Paul, psychologue pionnier de la perception du temps, et Simone, sa mère qui n’en était pas une, agrégée de lettres libre et émancipée, spécialiste de Péguy. Passé les randos à vélo et l’amour des livres, auprès de laquelle elle, «oiseau tombé du nid», se réfugie, c’est un rejet viscéral de la religion qu’elle retient de cette enfance, synonyme, souffle-t-elle, d’une certaine détresse.
Malgré ses avertissements, impossible de séparer la vie personnelle de sa pensée, tant celle-ci se nourrit d’allers-retours entre l’actualité, l’intime et l’histoire avec un grand «H». Elle, à qui la Sorbonne fournit l’échappatoire rêvée pour s’émanciper, respire Mai 68, farfouille dans les bibliothèques, milite de-ci de-là, part à Berlin, revient, intègre en 1983 le CNRS – mais ne soutiendra sa thèse qu’en 1997. Elle retrouve l’esprit de bande en frayant avec les milieux artistes et bohèmes, proche du Théâtre du Soleil. Vit un temps à Barbès, gamberge sur l’égalité des sexes au gré de ses engagements, de ses amours et de sa vie de mère – de deux enfants.
De sa villégiature entre terre et mer, en Charente-Maritime, elle se dit «colporteuse», mais «semeuse» lui irait mieux. «Elle a cette capacité à rendre accessible les idées féministes», pointe la philosophe Manon Garcia, autre «madame consentement». Mais Geneviève Fraisse, qui s’est toujours sentie marginalisée, a parfois du mal à se reconnaître chez ses jeunes consœurs, parfois «moins radicales». Effet boomerang peut-être, certaines peinent à se réclamer de son héritage, déplorant du bout des lèvres «une posture en surplomb», «peu sororale», typique de ces pionnières «qui en ont pris plein la gueule», ceci expliquant cela. Choc des générations ou sororicide ? On hésite.
C’est en histoire de l’art que son œuvre, faite de reprises permanentes au fil de l’histoire, semble avoir essaimé. Ses «lignées» souterraines de femmes artistes y sont cultivées par Isabelle Alfonsi, spécialiste de l’art queer, qui voit en elle un «mentor, qui éclaire dans le brouillard et les confusions, loin de l’opinion». Par rebond, d’autres inclassables ont bénéficié de son coup de pouce académique : Ovidie, le sociologue et militant trans Sam Bourcier ou l’ex-Femen Shevchenko. Hier auditionnée au ministère, demain dans les amphis ou sur les ondes, Geneviève Fraisse s’estime chanceuse d’être encore là. Toujours décidée à poser des questions, à défaut d’avoir les réponses.
1948 Naissance à Paris.
1991 Tome IV de l’Histoire des femmes en Occident avec Michelle Perrot.
2007 Du consentement, réédité en 2017 (Seuil).
2019 La Suite de l’histoire. Actrices, Créatrices (Seuil).
2023 Le féminisme, ça pense ! (CNRS Editions).
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