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vendredi 10 septembre 2021

Mona Chollet : «Le modèle actuel de l’amour hétéro ne fonctionne que lorsque les femmes ferment leur gueule»

par Cécile Daumas et Johanna Luyssen  publié le 9 septembre 2021

Après le succès de son essai féministe «Sorcières», la journaliste poursuit son introspection, sur les relations hétérosexuelles cette fois, dans «Réinventer l’amour». Evoquant les modèles éducatifs genrés, la drague ou les violences conjugales, elle appelle à changer les rapports de domination au sein du couple.

Peut-on être féministe et aimer la virilité sauvage de Harrison Ford dans Indiana Jones ? Avoir été façonnée par les comédies romantiques et analyser aujourd’hui le «poids du patriarcat dans les relations hétérosexuelles» ? Etre une grande amoureuse dans la tradition romantique et absolutiste du roman sentimental (Bovary, Belle du Seigneur…) et se demander pourquoi nos modèles amoureux reposent encore sur l’infériorité des femmes ? Dans ses livres, la journaliste et essayiste Mona Chollet part toujours d’elle-même, avec ses interrogations propres et sa prise de conscience à basse température des inégalités de genre. Cette méthode du doute permanent explique en partie le succès considérable de Sorcièresson essai féministe sorti dans le sillage de #MeToo, en 2018. Vendu à plus de 250 000 exemplaires à ce jour, cet ouvrage générationnel est devenu le vade-mecum de la mobilisation #Metoo, l’entrée en féminisme pour beaucoup de jeunes filles et garçons. Dans ce livre, elle analysait, à l’aune mythique des sorcières, la «puissance invaincue des femmes», à travers notamment les figures de femmes sans enfant, ou âgées.

Avec Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles (la Découverte) qui sort le 16 septembre, elle poursuit son introspection. Comment faire tenir dans la seule enveloppe du couple, émancipation féminine, masculinité toujours hégémonique et bonheur amoureux ? Comment garder son autonomie quand les modèles éducatifs valorisent encore les femmes dans le don de l’amour et l’attention à l’autre, et les hommes dans la joie de les recevoir, voire de s’en détacher ? Dans son «effet domino», #MeToo étend, après les violences sexuelles,«sa logique de remise en question à tous les aspects des relations entre les femmes et les hommes», écrit-elle. Elle n’est d’ailleurs pas la seule à se poser ces questions : elles sont au cœur des interrogations de toute une génération. Dans un livre à paraître aux éditions les Liens qui libèrent, le Prix à payer. Ce que le couple hétéro coûte aux femmes, la journaliste Lucile Quillet s’empare du sujet, sur son flanc financier cette fois. Dans Sortir de l’hétérosexualité, Juliet Drouar demande, sans ambages, «pourquoi être obligé de vivre en couple, toute sa vie ?» Quant au journaliste Thomas Messias, il aborde le sujet du point de vue masculin, avec A l’écart de la meute. Sortir de l’amitié masculine (Marabout).

Dans son livre, Mona Chollet n’édulcore pas les questions taboues de la relation amoureuse : pourquoi la drague hétérosexuelle repose-t-elle encore sur la figure du bad boy, dans une «érotisation de la violence et de la domination masculines» ? Elle interroge aussi la «codépendance affective des femmes», cette croyance tenace de n’être rien ou une toute petite chose, quand on n’a pas un homme à soi. «Le huis clos amoureux est grisant quand tout se passe bien, il peut aussi nous fragiliser terriblement. Nous avons besoin d’un discours public qui rompe cet isolement.» Mona Chollet s’en charge avec ce nouveau livre.

Réinventer l’amour… Comment est née cette idée ?

Cela a commencé bien avant #MeToo, un cheminement naturel venu avec la nouvelle vague féministe. Des femmes ont parlé des violences mais pas seulement : des tâches domestiques, de consentement… Cette ébullition a rendu presque inévitable le fait de parler de l’amour hétéro. Echappe-t-il aux rapports de domination ? On n’a pas forcément envie de se poser la question. On espère que l’amour va être un lieu de refuge, protégé de la violence du monde extérieur. Mais dès qu’on se penche sur la question, on s’aperçoit que ça n’est pas le cas.

Vous parlez de «gâchis» à propos de l’amour hétérosexuel.

Le modèle actuel ne peut fonctionner que lorsque, globalement, les femmes ferment leur gueule. Donc, si elles ne veulent plus le faire, on est dans une impasse. Moi, j’étais dans un couple stable pendant très longtemps. Ce que j’ai vécu était plein de bonne volonté. Malgré tout, j’avais l’impression que le simple fait d’être éduquée différemment, socialisée différemment en tant que femme par rapport à l’amour, créait des situations frustrantes. On est vraiment conditionnées à en attendre absolument tout. On en a une vision un peu mystique, comme si c’était le grand événement de la vie, qui nous donne notre identité. A l’inverse, la socialisation des hommes est différente. Ils sont généralement plus préparés à se méfier de l’amour, à le voir comme quelque chose qui va restreindre leurs libertés et à ne pas lui accorder la même valeur. Bien évidemment, toutes les femmes et tous les hommes n’incarnent pas et ne subissent pas ce conditionnement dans son intégralité. Il y a plein de nuances possibles, heureusement !

On éduque les femmes à être des machines à donner et les hommes des machines à recevoir, dites-vous…

Les femmes sont souvent valorisées en tant que sauveuses. C’est une valorisation du don, aveugle et inconditionnel. A l’inverse, les hommes ne sont pas éduqués dans l’idée qu’ils vont devoir prendre soin des femmes. Au contraire, il y a une grande complaisance sociale pour leurs affects, leurs émotions. Il y a un consensus tacite sur le fait que c’est le bien-être des hommes qui compte, avec une forme de respect, de pitié ou de complaisance pour ce qu’ils ressentent. On se met souvent à leur place.

Pourtant, depuis #MeToo, des hommes pensent qu’il est de plus en plus difficile de draguer et séduire.

Je pense que ce discours traduit une incapacité à se mettre à la place des femmes. Vu la gravité de ce qu’elles racontent ces dernières années, c’est assez symptomatique que leur seule réaction soit de dire «on ne peut plus draguer». Comme s’il y avait une surdité à ce qui est raconté. #MeToo a dévoilé à quel point la violence contre les femmes était banale, acceptée, normalisée. Il est triste qu’un premier réflexe masculin ne soit pas de se dire, qu’est-ce qu’on peut faire pour changer ?

N’y a-t-il pas un écart de plus en plus grand entre l’aspiration des femmes à être l’égale des hommes et un modèle de l’amour qui n’a pas tant évolué ?

On arrive à un moment où on se rend compte à quel point nos modèles amoureux hétéros sont bâtis sur l’infériorité des femmes. Dans les relations amoureuses, elles doivent encore se faire petites, ne pas être jugées menaçantes. Elles sont souvent sommées de choisir entre le bonheur amoureux et l’épanouissement personnel. La tâche qui s’impose serait d’imaginer un bonheur amoureux qui repose sur l’égalité entre un homme et une femme. On le trouve déjà dans des romans ou des films. Mais ce n’est pas le scénario dominant.

Il est déroutant, en lisant un livre sur l’amour, de tomber sur un chapitre sur les violences conjugales.

Justement, je crois que ce serait une erreur de mettre les violences hors de l’amour. Parce que, malheureusement, elles s’y invitent souvent. On a tendance à penser les violences comme une déviance par rapport à la norme. On peut aussi les comprendre, au contraire, comme un excès de normes, permettant de voir les rôles dans lesquels chacun a tendance à s’enfermer. Que les femmes soient autant conditionnées à attendre l’amour, à s’accrocher désespérément, dès qu’un homme semble incarner leurs attentes et leurs espoirs dans ce domaine, fait qu’elles sont très fragilisées. Et même si on ne peut pas dire que les filles d’aujourd’hui sont élevées comme les filles des années 70, il y a quand même dans cette fabrique des filles une persistance. Il ne faut pas sous-estimer le poids des siècles sur les épaules. Il y a encore une valorisation de la violence masculine dans la séduction et l’érotisme.

L’homme fort et séduisant est toujours un modèle puissant ?

On est abreuvés de films, de chansons sur le mec sulfureux, dangereux, mauvais garçon, mais en même temps irrésistible. Je pense qu’on est encore prisonniers de cette vision de la séduction masculine. Il y a un lien entre virilité et violence, que ce soit une violence ouverte ou rentrée. Je cite Harrison Ford dans mon livre : il joue toujours des personnages où la séduction est liée à la notion de danger, de menace. Ou Marlon Brando avant lui. Ce n’est pas étonnant qu’on n’en sorte pas facilement. On a des strates de culture accumulées.

Ce livre est-il un appel à la désertion ? Vous évoquez l’histoire d’une femme, citée par Gloria Steinem, qui a choisi de refuser pendant cinq ans toute sollicitation masculine, afin d’exister hors du regard des hommes.

Si toutes les femmes hétéros décidaient (à condition d’avoir les moyens de le faire) de partir des histoires où elles se font phagocyter, où elles ne sont pas heureuses, où elles sont exploitées et maltraitées, ce serait la chose la plus puissante qu’elles pourraient faire ! Peut-être d’ailleurs que j’ai tort d’y voir une contradiction avec mon attachement à l’amour, parce que lorsqu’on accepte n’importe quoi, on accepte la dégradation de la relation aussi. On s’accroche à un truc qui, au départ, était magnifique et qui devient de plus en plus triste et parfois sordide. Ainsi, la meilleure chose qu’on pourrait faire par fidélité à son histoire d’amour serait d’en sortir et d’accepter d’y renoncer. J’aime bien cette idée de désertion.

Et comment inciter les hommes qui ne l’ont pas encore fait à bouger ?

Je ne sais pas [rires]. Je me dis qu’ils finiront par s’habituer. Tout le monde a intérêt à ce que ça change. Les hommes dominent, cela leur donne des privilèges. Mais le dominant n’est pas heureux. Je pense que les hommes intelligents et qui aiment les femmes devraient réaliser qu’ils ont tout intérêt à changer. Chez eux aussi, il y a un conditionnement très profond. C’est comme tenter de soulever une enclume sous laquelle nous sommes tous écrabouillés depuis des siècles. Tous les combats féministes sont des sujets extrêmement difficiles à faire bouger : les écarts de rémunération, la répartition des tâches domestiques. Mais vu où nous en sommes, nous n’avons plus le choix : il faut juste y aller, sans prétendre que c’est facile, sans crier victoire trop vite. Je pense que ce serait vraiment une erreur d’avoir trop d’assurance dans ce domaine-là.

Finalement, comment on réinvente l’amour ?

En se donnant la force de ne pas accepter n’importe quoi. C’est très dur à vivre mais il faut se faire violence pour dire non. Ne pas faire de concessions sur l’investissement dans la relation, sur l’attention à l’autre, sur le partage des tâches, sur la manière de traiter l’autre, la place qu’on lui accorde, l’attention qu’on porte à son épanouissement. Si on avait la force d’exiger une relation vraiment égalitaire, cela nous donnerait une force individuelle et collective énorme d’élever un peu nos standards et nos exigences.


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