Par Guillemette Faure Publié le 10 septembre 2021
Dix-huit mois d’épidémie nous ont habitués à des objets et des gestes que l’on pensait provisoires. Travail, rencontres, achats, conversations : aucun domaine de la vie n’échappe à la contamination par le Covid.
Quelque chose a changé à la rentrée. Il y a quelques mois, quand on quittait la maison, on passait par trois pièces, trois sacs, trois poches de vestes. « Ils sont où les masques ? » Aujourd’hui, dans tous les foyers, la boîte de masques a sa place à elle, au même titre que le rouleau de Sopalin. Souvent dans l’entrée, sur le meuble sur lequel on jette les clés et le courrier. On en a laissé une autre dans la voiture comme on y gardait déjà un jeton de chariot de supermarché.
La nouvelle vie normale s’est installée sans même qu’on s’en rende vraiment compte. Quand des parents d’école primaire ont vu inscrit sur la liste des fournitures scolaires « une boîte de 50 masques », aucun ne s’est demandé « des masques de quoi ? ». Au supermarché, un enfant tire sur la manche de sa mère : « Maman, y a la dame du labo là-bas ! » On lui fait un petit signe. A force de se faire tester, on la reconnaît aussi vite que la boulangère.
Quand on plonge la main dans sa poche, on ne sait pas si le truc qu’on touche là, c’est un vieux masque ou un mouchoir usagé. L’hygiène des masques qu’on attrapait l’an dernier avec deux doigts, comme expliqué par les blouses blanches à la télé, laisse de plus en plus à désirer. « Celui-là, il est blanc-blanc, gris blanc ou gris-gris ? », se demande Damien, père de trois enfants, quand il en attrape un le matin. « Il y a des masques tellement sales qu’on ne voudrait pas les porter en slips », me disait un ami.
Retour éphémère de la bise
En un an de gestes barrières, on a trouvé une place à ces objets issus du monde médical, on en a désacralisé l’hygiène. On a même fini par leur trouver des avantages. « Ils se diront que je ne les ai pas reconnus », pense désormais Stéphanie quand elle ignore dans la rue des gens qu’elle veut esquiver. Justement, à propos des rencontres, le camp historique des anti-bises qui croyaient que le Covid-19 les avait débarrassés à jamais de cette pratique, s’était réjoui un peu trop vite. La bise est revenue avec les premiers vaccinés, qui, à défaut de pouvoir brandir des billets d’avion, avaient là de quoi afficher les avantages de l’injection. Certains sont néanmoins revenus en arrière dès l’apparition du variant Delta.
Dans cette confusion, « au boulot, quand on se croise, l’arrivée de l’un coude en avant face à l’autre brandissant le poing en avant donne l’impression d’interminables parties de pierre-feuille-ciseau », observe Ronan, chef d’entreprise à Brest. La nouveauté de la rentrée, ce n’est plus la façon de saluer – les checks de bonjour sont depuis longtemps passés des cours de lycée aux clubs Rotary – mais de ne plus se croire obligé de perdre un quart d’heure à justifier son choix.
Chez Meetic, malgré le déconfinement, les rendez-vous vidéo sont restés dans les usages. « Les gens n’ont pas envie de prendre un risque sanitaire pour une prise de contact », résume Héloïse Des Monstiers, à la communication de la plate-forme de rencontre. Dans les entreprises aussi, les réunions se font par défaut en visio ; c’est le présentiel que l’on précise désormais sur les agendas. Le nombre quotidien des morts du Covid-19 reste élevé, mais rares sont ceux qui pensent encore à ajouter la formule rituelle « et surtout prenez soin de vous » à la fin d’e-mails professionnels.
Effet du télétravail, « sur les chemises et les vestes, on enregistre des baisses de 20 % à 30 % », constate Benjamin Lacoste, directeur général des pressings 5àsec
Dix-huit mois nous ont habitués aux interlocuteurs en télétravail : quand on laisse un message sur le répondeur d’une ligne fixe d’entreprise, on ne sait pas dans combien d’années quelqu’un tombera dessus. C’est aussi avec le travail à distance que l’on s’est habitué à poser le pantalon de jogging sur la chaise où l’on range les vêtements de tous les jours, et non plus dans le tiroir des affaires de sport. « Sur les chemises et les vestes, on enregistre des baisses de 20 % à 30 % », constate Benjamin Lacoste, directeur général des pressings 5àsec. Il sait que l’habitude est prise et projette une baisse de 10 % à 15 % en vitesse de croisière, même avec le retour au bureau. Pragmatique, sa chaîne fait désormais des campagnes de promo sur l’entretien des couettes et le nettoyage des baskets.
D’anciennes habitudes ont disparu, bousculées par de nouvelles. Dans une école primaire de Lozère où traditionnellement on demande deux boîtes de mouchoirs jetables par enfant en début d’année, avec relance en février pour les renouveler, on a décidé de diminuer les quantités : maintenant que les enfants se lavent les mains en boucle, on compte beaucoup moins de nez qui coulent (vous ne vous souvenez probablement même plus de votre dernière gastro) et toutes ces boîtes de Kleenex devenaient encombrantes.
S’il faut des circulaires pour ajouter des habitudes, celles qui disparaissent le font sans avertissement. Depuis quand le poissonnier du marché ne demande-t-il plus de se passer les mains au gel avant de composer son code de carte bleue ? Depuis quand la bouchère a-t-elle arrêté d’exiger qu’on appuie sur les touches avec une clé ou un crayon ?
« En France, on a mis les livres en quarantaine ! », rappelle, amusé, le docteur Yvon Le Flohic, médecin généraliste des Côtes-d’Armor, à propos de l’époque où, suivant les recommandations du ministère de la culture, ouvrages et documents consultés étaient mis de côté pendant plusieurs jours dans les bibliothèques. Il se souvient de son patient qui recevait son journal le matin devant sa porte mais n’allait le ramasser que le soir, afin que le virus ait le temps de se faire la malle.
A quel moment a-t-on arrêté de mettre ses commissions de côté quelques heures pour laisser le virus s’évaporer (c’était l’époque où on ne pouvait pas se toucher le visage) ? Et a-t-on arrêté d’un coup ou progressivement ? Qui se souvient de l’époque où l’on désinfectait ses courses avec des lingettes ? « Dans une période de totale impuissance, c’était une manière d’occuper les gens, de se dire qu’on faisait quelque chose quand on n’avait pas de masque », se dit Yvon Le Flohic.
On a tous appris à parler Covid. On sait maintenant que « en autonomie » signifie « démerdez-vous »
D’autres usages sont nés de l’étrange télescopage du sanitaire et de la bienséance. Une nouvelle étiquette est née. Dans les conférences, les remises de médaille, les discours de mairie, par exemple, on s’est habitué à ce que celui qui prend la parole enlève son masque. Martin, qui travaille dans la tech, s’étonne de ces nouvelles habitudes prises qui n’ont souvent pas beaucoup de sens : enlever son masque quand on croise quelqu’un pour lui parler, le mettre pour traverser un espace commun vide puis l’enlever une fois dans la pièce où l’on travaille avec tous ses collègues…
Même incongruité relevée par Thomas, journaliste : « Quand je discute avec quelqu’un, si la personne parle sans masque, j’enlève le mien pour m’accorder. Et si mon interlocuteur est masqué, je mets le mien. Je me rends compte que c’est complètement idiot : d’un point de vue sanitaire, il vaudrait mieux qu’un des deux le conserve. »
Dans d’autres cas, l’étiquette est devenue plus pragmatique. On ne passe, par exemple, plus pour un goujat si, invité à séjourner chez des amis, on commence par leur demander s’ils ont « un bon Wi-Fi ». Non seulement Michèle, une prof qui a une maison sur le Causse Méjan, en Lozère, ne trouve plus cela cavalier, mais elle peut répondre « tu auras besoin d’être en visio ? » pour savoir de quelle largeur de bande disposeront les autres personnes du foyer. La connectique est entrée dans le vocabulaire courant.
Plus flexibles
Nos habitudes de conversation ont elles aussi changé. Les frangins, copains ou cousins anti-passe sanitaire ont remplacé Didier Raoult comme sujet de débat. Si les discussions en famille et entre amis n’en donnent pas l’impression, le Covid-19 nous a rendus mentalement bien plus flexibles. Plus personne ne dit « mais tu es sûr ? » quand un événement tombe à l’eau. Les salles de théâtre sont remplies de billets vendus dans les quarante-huit heures précédant le spectacle, a constaté le syndicat des théâtres privés.
On s’est habitué aux annulations, aux déprogrammations, aux plans B. On a renoncé à trouver la date parfaite du dîner ou de la cousinade. Ce n’est pas grave, on annulera à la dernière minute. Mais quand on réserve quoi que ce soit, on prend garde de lire les conditions de remboursement (Transavia et d’autres compagnies font leur publicité en mettant en avant les facilités d’annulation). Et lorsqu’on fixe une rencontre entre amis, cousins ou collègues, on termine son mail par « on s’adaptera en fonction »
Plus récemment encore, nous nous sommes mis à surveiller de bien plus près notre batterie de téléphone de peur de ne pas avoir accès au passe sanitaire (les vrais proches sont ceux dont on garde la copie du passe dans son téléphone). Au lieu de se demander où trouver un tabac ouvert le dimanche, on se demande où faire un PCR le week-end, et dans quel labo sans rendez-vous emmener ses jeunes enfants faire un test salivaire.
On a appris à parler Covid. On sait maintenant que « en autonomie » signifie « démerdez-vous ». On connaît la différence entre « antigénique » et « PCR » et on reste à peu près à jour à propos des derniers noms de variants. On est même désormais capable d’avoir un avis sur la façon de faire un test ou sur une marque de gel hydroalcoolique, que l’on s’est habitué à voir arriver sur la table du restaurant avec la bouteille de vinaigre balsamique. Mais malgré toutes ces nouvelles habitudes prises parfois sans s’en apercevoir, on n’arrive toujours pas à dire « la » Covid.
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