par Erwan Cario et illustration Simon Landrein publié le 3 septembre 2021
En sciences, quand une expérience ne fonctionne pas, il faut revoir soit les hypothèses de départ, soit le protocole mis en place. C’est un peu le principe de base. Pourtant, quand il s’agit de lutter contre les inégalités dans ces mêmes sciences, on persiste à employer les mêmes discours et à mettre en place des initiatives sur un même diagnostic : il s’agirait avant tout d’un défaut d’attractivité des sciences et d’un manque de confiance en soi pour s’y investir. Avec, pour seul résultat, la persistance de ces inégalités, voire leur aggravation dans le temps. Fruit de quatre ans d’enquête dans les quartiers populaires, l’essai de la sociologue Clémence Perronnet la Bosse des maths n’existe pas (1), bat en brèche toutes les idées reçues sur l’origine de ces inégalités et parle plutôt «d’exclusion et de censure sociale».
Quel est l’état des lieux des inégalités dans les sciences ?
Deux indicateurs sont pertinents : le fait de faire des études dans les disciplines scientifiques puis celui de faire carrière. On constate que les gens qui s’impliquent dans les études et les professions scientifiques ne sont pas représentatifs de la population dans son ensemble. La répartition est inégale selon plusieurs critères. Le mieux documenté, c’est le critère de genre. Aujourd’hui, on sait que les femmes sont sous-représentées. On est à peu près à parité dans les filières au lycée, mais les chiffres chutent dans l’enseignement supérieur, notamment pour les filières les plus prestigieuses où on tombe vite à seulement 30 % de femmes. Au sein du monde du travail, les femmes disparaissent petit à petit… Dans les disciplines des sciences de la vie, comme la biologie ou la médecine, où elles sont majoritaires au départ, plus on monte dans la hiérarchie, moins elles sont présentes. Des efforts sont faits pourtant, mais il faut se rendre à l’évidence : ça ne fonctionne pas.
La première des difficultés que vous identifiez, c’est la persistance des «neuromythes». De quoi s’agit-il ?
Ce sont des préjugés qui bénéficient d’un vernis scientifique conféré par la référence aux neurosciences. On explique donc des phénomènes par la construction de notre cerveau et de nos connexions neuronales. Le mythe le plus connu, c’est peut-être celui de la bosse des maths, une image qu’on partage tous. Moi-même, j’y croyais. Je suis encore persuadée d’être intrinsèquement nulle en maths. J’essaie de m’en défaire, mais on ne se débarrasse pas de ce genre de croyances facilement ! Parmi ces neuromythes, on retrouve aussi bien sûr l’idée d’une différence naturelle entre le cerveau des hommes et celui des femmes. Les femmes auraient un cerveau davantage fait pour le langage, moins pour se repérer dans l’espace. Les gens y croient sans pour autant se demander si ça a été prouvé un jour, ce qui n’est pas le cas.
Au-delà de ces mythes, vous avez identifié un problème de diagnostic sur l’origine de ces inégalités…
J’ai eu la chance de pouvoir faire une enquête de terrain. J’ai été invitée par une association de promotion de l’égalité en science dans les quartiers populaires. Et, c’est un peu cruel, mais j’ai pu constater les limites de leurs actions. J’y ai observé les préjugés et les idées reçues sur les enfants, sur ce qu’ils aimaient et n’aimaient pas. Mon enquête montre le gouffre qu’il y a entre la réalité et la perception des intervenants. Par exemple, l’aspect contre-productif d’éduquer les enfants en essayant de leur inculquer des choses dans lesquelles ils croient déjà. Leur répéter que les filles et les garçons sont égaux alors qu’ils en sont déjà convaincus, ça revient à les faire passer pour des idiots. Ces préjugés ne concernent pas une association en particulier mais sont au contraire très généralisés. Ils m’ont sauté aux yeux dans plein d’autres contextes. Lors de discours, j’ai vu tellement de messieurs très importants monter au podium devant des salles d’adolescentes, et leur expliquer que si elles se motivaient un peu, elles pouvaient y arriver avec des slogans comme «osez !», «allez-y !», «on n’attend que vous, les bras ouverts !». On persiste à considérer qu’il s’agit d’un manque de goût et d’un manque de confiance en soi pour expliquer qu’on s’y engage moins. La réalité est bien différente.
Les inégalités dans les sciences ne concernent pas que les femmes…
Effectivement, il ne faudrait pas que les inégalités de genre cachent les autres, or c’est un peu ce qu’il se passe. Les inégalités de classes et ethno-raciales sont moins discutées. On ne dispose pas en France de toutes les données qui nous permettraient de faire des analyses fines pour analyser les disparités, mais les études anglo-saxonnes concluent toutes qu’elles existent. Pour les inégalités de classe sociale, difficile de comprendre pourquoi ça se discute si peu en revanche. Mon intuition, c’est qu’au fond, on n’y croit pas. Nous avons toujours cette image des sciences comme étant un domaine égalitaire dans son essence même.
D’où vient cette conviction ?
C’est ce que pensaient les fondateurs de l’école républicaine, persuadés que les sciences sont socialement plus neutres que les matières littéraires. Je ne cesse de m’étonner qu’on nie encore l’existence de la discrimination sociale des sciences et des maths, y compris chez les sociologues. Quand 40 % d’enfants de cadres font un bac S [scientifique, ndlr] et moins de 10 % des enfants d’ouvriers, il faut bien admettre que l’ampleur de cet écart a une origine.
Vous avez observé des enfants et leur famille sur quatre ans, entre le CM1 et la cinquième. Avec quel sujet initial partiez-vous ?
Au départ, les inégalités de genre. Mais j’ai eu la chance de croiser cette association qui lançait son projet Education à l’égalité et aux sciences. J’ai pu m’immiscer dans les écoles, et entrer en contact avec les familles des enfants. Ça m’a obligée à voir le problème de la classe sociale, auquel je n’avais pas pensé. C’est tout l’intérêt de l’enquête de terrain qui met en lumière des éléments imprévus au départ. C’est aussi le cas pour les questions d’inégalités ethno-raciales, qui sont très difficiles à poser, que ce soit auprès du grand public ou du monde scientifique. On m’a souvent interrogée sur la pertinence et l’intérêt de ce critère. Mais une fois sur le terrain, impossible de passer à côté. Parce que les enfants en parlent, les familles en parlent, parce que l’école en parle. Ces inégalités sautent aux yeux quand on prend la peine de les regarder.
Ce qui est frappant, c’est le décrochage au moment du collège, avec tous ces enfants curieux vis-à-vis des sciences et qui finissent par les rejeter. Comment l’expliquer ?
Ce n’est une surprise pour personne. Tous les profs connaissent ce moment charnière, mais on ne sait pas ce qui se passe et comment l’expliquer, si ce n’est de dire que le collège, c’est le moment du passage à l’abstraction. Ce serait la raison du décrochage de certains gamins. Ce que j’ai finalement observé, c’est que si les enfants décrochent à ce moment-là, ce n’est pas parce qu’on passe à l’abstraction, comme s’ils n’en avaient pas les capacités. Encore une fois, à l’origine, personne n’est moins doté pour y arriver. En fait, il y a un changement dans les caractéristiques de ce que sont les sciences, à la fois très abrupt et pas du tout annoncé.
A l’école primaire, surtout dans les quartiers populaires, il y a une grande valorisation de la manipulation, de l’expérimentation, avec une approche très pragmatique des sciences. J’ai essayé de montrer à quel point c’est lié aux clichés qui existent sur ces jeunes qui ne seraient pas capables de s’y intéresser autrement. Et puis, arrivé en sixième ou en cinquième, tout à coup, on change les attentes, mais sans le dire. Il faut être à ce moment-là capable de déconnecter la pratique scientifique de son résultat, ce qui amène des enfants à ne plus reconnaître ce qu’ils aimaient.
Pour essayer de leur donner le goût des sciences, on met en place une arnaque pavée de bonnes intentions…
Ça vient vraiment de ce préjugé, de cette supposition que les sciences telles qu’elles sont ne sont pas attractives pour ces populations-là, comme elles ne sont pas attractives pour les filles, à qui il faudrait présenter quelque chose de plus adapté… La science rose pour les filles, la science ludique et rigolote pour les quartiers populaires… Bien sûr que les enfants aiment jouer et que c’est bien d’avoir des cours amusants, mais ça ne marche pas au-delà de la barrière du collège, et ça peut avoir cet effet pervers de provoquer des réactions de rejet quand la supercherie est révélée.
Si toutes les actions en faveur de l’égalité d’accès face aux sciences partent d’un diagnostic erroné, quelle est leur efficacité ?
Ça peut parfois aider des personnes à l’échelle individuelle. Certains réussissent à sortir de la trajectoire prédéterminée qui aurait pu être la leur. Mais à l’échelle de la population dans son ensemble, c’est inefficace, voire ça en enfonce certains. C’est pour cela que j’insiste très lourdement sur l’idée d’abandonner toute notion de nature. Ce n’est pas très original, c’est même le fondement de ma discipline, mais c’est le nœud du problème. Tant qu’on croit à ces natures genrées, culturelles ou socioculturelles différentes, on ne peut pas s’en sortir.
S’il ne s’agit pas d’un manque de goût pour les sciences ou de confiance en soi, d’où viennent les inégalités dans l’accès aux sciences ?
Si on ne fonde pas la lutte contre les inégalités sur les bons termes, on n’y arrivera pas. Parler de confiance en soi et de goût, c’est reporter la responsabilité sur celles et ceux qui subissent la situation. Dans le cas des sciences, il faut parler d’exclusion et de censure sociale. Ça me semble très important d’en avoir conscience, surtout pour les personnes qui sont en situation de pouvoir dans le champ scientifique, les enseignants, les chercheurs, les vulgarisateurs, toutes ces personnes qui ont les clés pour faire bouger les choses. Ça peut être très désagréable, parce que ça implique que c’est un peu de notre faute. Mais c’est aussi rassurant de se dire que si on est en partie responsables de cette situation, on a peut-être des leviers vraiment efficaces pour la faire évoluer.
Quels sont ces leviers ?
Il y a d’abord la nécessité de comprendre le problème, d’accepter qu’il s’agît bien d’exclusion. Il faut ensuite agir sur les représentations dans la culture scientifique, que ce soit dans les musées, les livres ou les productions audiovisuelles, pour faire en sorte d’y voir tous les genres, toutes les couleurs de peau, tous les styles de vie… Enfin, il faut mettre en pratique l’inclusion et il faut même l’imposer. On a beaucoup de mal avec ça, surtout en France. Mais imposer la présence de femmes, ou de personnes issues des classes défavorisées, par des quotas ou des recrutements volontaires, c’est ce qui fonctionne. Il faut compenser les inégalités qui existent en redonnant une place à celles et ceux qui ne l’ont pas eue au départ. Une dernière étape encore, sans doute la plus difficile : se poser des questions sur les savoirs eux-mêmes, prendre conscience que ce système d’exclusion peut aussi aboutir à faire de la mauvaise science. L’exemple le plus frappant, c’est le retard pris dans la recherche sur le système reproductif à cause de présupposés et de métaphores sexistes utilisés par des équipes de chercheurs presque exclusivement masculines, notamment la métaphore, totalement inappropriée, de la Belle au bois dormant pour parler de l’ovule passif et endormi, attendant que les spermatozoïdes conquérants finissent leur course. Autre exemple : on s’est rendu compte que les systèmes d’intelligence artificielle, réputés neutres et objectifs, se montrent en réalité aussi sexistes, racistes et élitistes que le monde social dont ils sont issus.
(1) Ed. Autrement, 272 pp., en librairies le 15 septembre.
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