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mardi 8 décembre 2020

Martine Storti : «Le féminisme doit être universel et ouvert»

Par Sonya Faure  7 décembre 2020






Martine Storti (debout), avec la réalisatrice Ioana Wieder et la chercheuse Françoise Basch, lors d’un colloque à l’occasion du centenaire de Simone de Beauvoir, en janvier 2008. Photo Catherine Deudon. Bibliothèque Marguerite Durand. Roger-Viollet

Militante depuis les années 70, l’essayiste craint que l’éclatement du mouvement entre des visions nationalistes, décoloniales ou intersectionnelles ne cache un abandon du combat spécifique pour les droits des femmes. Ne mélangeons pas les causes, plaide-t-elle.

Quel regard porte une militante du féminisme des années 70 sur sa version 2020 ? Dans Pour un féminisme universel, paru cet automne au Seuil (collection «la République des idées»), Martine Storti se réjouit de la puissance du mouvement #MeToo mais s’alarme des nouvelles «instrumentalisations»du mouvement en cours. Le féminisme «nationaliste» et son adversaire «décolonial» partagent une même dérive selon elle : ils pensent en termes identitaires. Née en 1946, fille d’un ouvrier immigré italien, Martine Storti est rattrapée par Mai 68 quand elle est étudiante en philo à la Sorbonne : «Soixante-huit reste pour moi l’archétype d’un bonheur collectif.» Tour à tour «gauchiste», professeure, journaliste à Libération (1974-1979), conseillère des ministres Laurent Fabius et Alain Decaux, Martine Storti a achevé sa carrière professionnelle en participant à la reconstruction d’écoles, de filles en particulier, au Kosovo ou en Afghanistan.

Comment êtes-vous devenue féministe ?

Le jour où, à la librairie Maspero, grand rendez-vous de la mouvance gauchiste du Quartier latin, je tombe sur un numéro de la revue Partisans : «La libération des femmes : année zéro» (numéro 54-55, 1970). Je prends alors conscience que des questions que je croyais purement personnelles ou subjectives liées à la sexualité, à l’avortement, au rapport aux garçons, à la domination masculine que j’avais vécues, comme nous toutes, dans les organisations gauchistes très machistes... sont en réalité communes à beaucoup d’entre nous. Ce n’est pas un hasard si aucune femme n’a émergé comme «figure de Mai 68», alors que beaucoup y ont participé, y compris sur les barricades ! A l’époque, je suis professeure de philosophie dans un lycée technique de Denain, dans le Nord, et mon féminisme consiste à organiser des réunions avec mes élèves, à leur parler du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (Mlac) ou du Mouvement de libération des femmes (MLF). De retour à Paris, j’entre à Libération en 1974 où je suis rapidement l’actualité féministe.

Vous rappelez que le féminisme était divers, comme aujourd’hui, et les débats virulents.

Le féminisme a toujours été pluriel !  Au début du XXe siècle, alors que les suffragettes se battaient pour obtenir le droit de vote, certaines féministes considéraient que cette lutte n’en valait pas la peine car elle revenait à vouloir s’insérer dans la société capitaliste telle qu’elle était. Dans les années 70, le MLF était traversé de plusieurs courants, il y avait la tendance Lutte de classes, ou les Féministes révolutionnaires, ou encore le courant différentialiste Psychanalyse et politique... Quant aux accusations de racisme à l’égard de telle ou telle action féministe (si fréquentes aujourd’hui lorsqu’un «féminisme décolonial» accuse les «universalistes» d’être trop «blanches»), elles étaient déjà très présentes au moment de la lutte contre le viol des années 70.

Comment cela se manifestait-il alors ?

Les viols étaient régulièrement requalifiés en «coups et blessures» et jugés en correctionnelle. L’une de nos tactiques, à travers toute une série de procès, a été de dire : «Puisque le viol est un crime, les violeurs doivent être jugés aux assises, comme tous les criminels.» Dès lors, nous avons été visées par une double accusation de la part de nos camarades : faire appel à la «justice bourgeoise», mais aussi faire le jeu du racisme. Un violeur bourgeois et «blanc» serait condamné moins lourdement qu’un ouvrier immigré. Ce qui était vrai, nous le savions ! Lors du procès de Lakhdar Setti, à Beauvais en 1978, l’accusé a pris 20 ans pour viols. J’ai moi-même signé un article dans Libé titré : «Vingt ans, c’est pas possible». Rétrospectivement, je pense que j’ai trop cédé, mais il y avait une telle pression sur les féministes, les débats étaient si violents ! D’autres filles disaient : «D’accord ! passons-nous des assises, mais alors nous devons nous armer !» Libé publiait des tribunes affirmant que les femmes devaient porter un revolver pour se défendre ! Certaines filles considéraient au contraire que je travaillais dans un journal de «mecs» - c’est comme ça qu’on parlait de Libé à l’époque - donc j’étais complice des «mecs». Une partie des féministes était pour un séparatisme total, professionnel, familial et sexuel. On s’en offusque aujourd’hui mais Alice Coffin n’est pas la première à ne lire que des livres écrits par des femmes ! Et je ne suis pas choquée quand des femmes noires se réunissent en «non-mixité». Sur le chemin de l’émancipation, un entre-soi, qu’il soit lesbien ou noir… est nécessaire. A condition qu’il soit provisoire. C’est ce que nous avons toujours fait, avec un MLF non mixte, on nous l’a assez reproché !

Quel regards portez-vous sur le féminisme d’aujourd’hui ?

Le mot était tombé en désuétude dans les années 80-90. Il est à nouveau sur le devant de la scène et chaque année un peu plus. #MeToo est un mouvement formidable, l’exemple même d’un féminisme universel en acte, construit par des luttes qui se sont étendues géographiquement et socialement. Parti des actrices de Hollywood, le mouvement a gagné de très nombreux pays et tous les milieux sociaux, dernier exemple, celui ces derniers jours des agressions dans les fédérations de judo du nord de la France. Les violences, voilà un «en commun» des femmes, comme l’était la peur de la grossesse non désirée et de l’avortement clandestin en France avant la légalisation de l’IVG. C’est cet en-commun qu’il faut mettre en avant plutôt que les divisions. Or, le mot féminisme recouvre aujourd’hui des positionnements différents et parfois même totalement opposés.

Vous écrivez que le féminisme est désormais sans cesse «adjectivé».

Féminisme décolonial, universaliste, laïque, musulman, intersectionnel, afroféminisme, néoféminisme… Jusqu’à cette appellation de «féminisme intégral» portée par des femmes venues de la droite voire de l’extrême droite : une régression totale, la femme réduite à son utérus et à sa maternité ! Il n’y a jamais eu un seul féminisme, comme je le rappelais. Mais cette pluralité, aujourd’hui, ne peut-elle pas cacher un abandon du féminisme ?

Vous êtes sévère avec le féminisme intersectionnel, qui entend pourtant justement lutter à la fois contre les discriminations de genre, de classe et racistes. Pourquoi ?

Les recherches académiques sur le sujet sont pertinentes : des personnes subissent différentes formes de domination qui se cumulent. Ce que je reproche au versant militant du féminisme intersectionnel, c’est d’être devenu un outil de disqualification : qui ne se déclare pas intersectionnelle est aussitôt accusée d’être aveugle, voire complice, de l’oppression de race ou de classe. Or, le danger du féminisme intersectionnel est d’aboutir aujourd’hui non pas au croisement, mais à la hiérarchisation des luttes. Malgré l’affichage, l’émancipation des femmes est bien souvent sacrifiée à l’antiracisme et à l’anticapitalisme. Cela se joue dans la lutte contre le harcèlement de rue qui, selon plusieurs collectifs, viserait en priorité les jeunes hommes, noirs et arabes, des quartiers populaires, argument surprenant comme si le harcèlement n’était pas le fait d’hommes de toutes couleurs, origines, âges et lieux. C’est précisément ce que refusaient les féministes des années 70 : subordonner leur lutte à un autre combat. Si l’histoire montre que la lutte des femmes peut voisiner avec d’autres combats, elle montre aussi que les femmes en tant que telles n’y gagnent pas souvent.

Pourquoi rejetez-vous dos à dos deux mouvements bien différents, le féminisme décolonial et ce que vous appelez le «nationalo-féminisme» ?

Le féminisme nationaliste n’est qu’une instrumentalisation du féminisme. J’en ai assez que soient sans cesse invoqués l’universalisme républicain et les droits des femmes par des courants qui ont toujours joué contre leur émancipation. Mais du côté du féminisme décolonial aussi, le positionnement idéologique conditionne le regard sur le passé et le réel. Je dénonce la réécriture de l’histoire qui consiste à dire : «Le MLF et ses héritières : toutes des Blanches, toutes des tenantes du colonialisme !». Il est faux de dire que nous avons été indifférentes, dans les années 70, aux combats anticolonialistes (comment gommer le soutien des féministes d’extrême gauche aux Algériens ou aux Vietnamiens ?) ou à celui des femmes noires ou immigrées en France. J’ai écrit, dans Libé,des articles sur la Coordination des femmes noires menée par Awa Thiam, que je connaissais bien (1). Et c’est justement parce que nous n’étions pas indifférentes au racisme que la problématique du viol et du racisme judiciaire nous bouleversait ! L’avocate Monique Antoine, qui avait fait de la prison, en France, parce qu’elle avait soutenu les Algériens du FLN, était bouleversée de se retrouver partie civile contre un accusé immigré dans un procès pour viol. Mais elle le faisait parce qu’elle ne secondarisait pas la lutte des femmes.

Dans votre livre, vous refusez cette «double occidentalisation». Que voulez-vous dire ?

Ceux qui présentent l’Occident comme le lieu «naturel» de l’égalité entre femmes et hommes nient l’historicité de cette émancipation toujours en cours, jamais achevée. Elle est le produit de luttes, certainement pas un donné de l’Occident, de la République ou de la laïcité qui se sont pendant des décennies très bien accommodés du patriarcat. Il faut se méfier tout autant de ceux pour lesquels l’égalité femmes-hommes est l’affaire d’un Occident colonial, blanc ou impérialiste, car c’est abandonner toutes les femmes qui se battent depuis bien longtemps pour leurs droits ailleurs qu’en Europe : dès le XIXe siècle, les féministes égyptiennes, turques, tunisiennes luttaient contre la domination, contre le voile, la claustration ou la polygamie. C’est abandonner l’avocate iranienne Nasrin Sotoudeh ou toutes les femmes saoudiennes qui risquent la prison et parfois leur vie, pour ne prendre que ces deux exemples. 

Quel est ce «féminisme universel» auquel vous appelez ?

L’universalisme est tellement idéologisé et instrumentalisé que je renonce au terme et le laisse à Alain Finkielkraut et Pascal Bruckner, Valeurs actuelles ou Causeur. Je plaide l’universel, plus ouvert, moins en surplomb. Le féminisme universel est en construction permanente, il ne se présente pas comme «déjà là», comme quelque chose dont il suffirait de faire la copie. C’est un féminisme qui se dessine, qui chemine, une mise en commun qui inclut les différences et les dépasse au sens hégélien, dans une cause commune. C’est aussi un féminisme qui assume de faire de l’émancipation des femmes une cause irréductible aux autres. D’autres combats existent, mais ils ne se confondent pas. Et quand ces combats s’opposent, faire un choix, celui des femmes, n’est pas illégitime.

(1) Autrice de la Parole aux négresses,Denoël-Gonthier 1978.

Martine Storti Pour un féminisme universel Seuil, «la République des idées», 112 pp



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