Par Séverine Kodjo-Grandvaux Publié le 04 décembre 2020
Dans son dernier ouvrage, le psychiatre Jonathan Metzl se plonge dans les archives du XXe siècle et montre comment la perception de la schizophrénie a été influencée par le mouvement des droits civiques dans les années 1960.
Livre. C’est une enquête minutieuse que retrace Jonathan M. Metzl dans Etouffer la révolte. La psychiatrie contre les Civils Rights, une histoire du contrôle social (Autrement). Pendant quatre ans, le psychiatre américain a plongé au cœur de quelque 624 boîtes d’archives de l’hôpital d’Etat d’Ionia (Michigan) pour criminels pénalement irresponsables, mais aussi de millions de morceaux de musique populaire, de romans, d’articles de presse, de publicités, de films… Le résultat en est surprenant. Avec force détails, il retrace l’évolution du diagnostic de la schizophrénie au sein du corps médical au XXe siècle – et de sa perception populaire. Il montre comment l’histoire raciale des Etats-Unis a fortement influencé l’institution médicale au point qu’elle a fait de la schizophrénie une maladie touchant tout particulièrement les hommes noirs au moment de la lutte pour les droits civiques.
Epluchant les dossiers des criminels envoyés dans cet asile spécifique et examinant les rapports médicaux et les échanges patients-médecins des dossiers estampillés « Blancs » et « Nègres », Jonathan Metzl constate que, dans les années 1920-1930, la majorité des schizophrènes sont des femmes blanches issues de la classe moyenne rurale, arrêtées pour trouble à l’ordre public, tentative de suicide ou vol à l’étalage. Elles sont jugées inoffensives mais défaillantes en ce qu’elles ne sont pas des épouses modèles. Le cas d’Alice Wilson est saisissant. Sa fiche d’admission révèle qu’elle est incarcérée pour « s’[être]mise à divaguer et à embarrasser son mari ». Elle montrait des signes de confusion et parlait trop fort. Sur d’autres, l’on peut lire « cette patiente n’était pas capable de s’occuper dignement de sa famille » ou « n’est pas en mesure de faire le ménage ».
« Psychose de la révolte »
Tout bascule dans les années 1960 alors que Detroit, à 130 km d’Ionia, est l’un des épicentres de la lutte pour les droits civiques. A cette époque, de prestigieuses revues médicales et de nombreux psychiatres, à l’instar de Walter Bromberg et Franck Simon, « décrivent la schizophrénie comme une “psychose de révolte” en vertu de laquelle les hommes noirs développent “des sentiments hostiles et agressifs” et “des délires anti-Blancs” après avoir entendu les discours de Malcolm X, rejoint les Frères musulmans ou rallié les groupes prêchant la résistance militante face à la société blanche. »
A la fin des années 1960, plus de 60 % des patients de l’hôpital d’Ionia sont des « hommes noirs, schizophrènes, “dangereux et paranoïaques”, originaires pour la plupart des quartiers populaires de Detroit » contre à peine 12 % en moyenne entre 1920 et 1950. En fait, « certains patients, constate Jonathan Metzl, devenaient schizophrènes, non plus à cause de leurs symptômes cliniques mais parce que les critères de diagnostic avaient changé. »
Pour le chercheur de l’université Vanderbilt (Tennessee), cette compréhension de la schizophrénie puise ses racines dans l’histoire de la médecine. A la fin du XIXe et au début du XXe siècle, l’accent était mis sur la biologie du cerveau pour avancer que « les Nègres » étaient « inaptes à la liberté » et que « la tendance des esclaves à fuir leur captivité constituait un trouble médical guérissable », à coups de « fouet, [de] travaux forcés, et, dans les cas extrêmes, [de] l’amputation des orteils ». La recherche médicale avançait alors que « la folie augmentait de façon spectaculaire chez les Afro-Américains après leur émancipation ».
Double conscience
Ces derniers ne sont pas restés sans réagir. Des analyses de W.E.B. Du Bois dans Les Ames du peuple noir (1903, publié pour la première fois en France en 1959) à Martin Luther King, Stokely Carmichael, Malcolm X, il est question de la difficulté d’être à la fois noir et américain dans une société esclavagiste ou ségréguée, entraînant une schizophrénie ou une double conscience, réponse à la violence faite aux Afro-Américains. « Cette notion d’une dualité psychologique structurelle, née d’une adaptation à la société blanche, traverse la pensée politique noire tout au long du XXe siècle », écrit Jonathan Metzl.
Dans ce contexte, les militants noirs américains des années 1960 inversent l’analyse des psychiatres blancs, et la schizophrénie est alors « une réponse éthique au racisme, la violence le seul traitement raisonnable pour mettre fin à un déséquilibre aussi important. (…) Le vocabulaire de la paranoïa, de la psychose et de la schizophrénie devient un moyen de pathologiser la société blanche tout en justifiant une autodéfense agressive ».
Selon Jonathan Metzl, « les hypothèses et préjugés racistes sont historiquement inscrits dans la structure même du système de santé » et « continue[nt] d’avoir des conséquences néfastes sur la vie des hommes noirs américains [qui] se voient prescrire des doses plus élevées d’antipsychotiques que les patients masculins blancs, et qui ont plus de chances d’être décrits comme hostiles ou violents par les professionnels de la santé ». Ils sont d’ailleurs envoyés davantage en prison – où le taux de schizophrénie est jusqu’à 5 fois plus élevé que dans la population générale – que dans un établissement de santé. L’évolution de l’hôpital psychiatrique d’Ionia est, à ce titre, symbolique. En 1977, c’est devenu une prison.
« Etouffer la révolte. La psychiatrie contre les Civil Rights, une histoire du contrôle social », de Jonathan M. Metzl, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Antoine Bargel et Alexandre Pateau, Autrement, 400 p.
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