— 5 décembre 2020
Des soignants protestent contre l'agonie de l'hôpital public, devant l'hôpital Robert-Debré, à Paris, le 4 juin 2020. Photo Philippe Lopez. AFP
En dépit du Ségur de la santé censé améliorer la situation des hôpitaux, le professeur André Grimaldi, ancien chef de service de diabétologie à la Pitié-Salpêtrière, dresse un état des lieux sévère des conséquences de la logique comptable qui prévaut toujours dans la gestion des établissements de soin.
Sur l’état de santé des hôpitaux publics, le professeur André Grimaldi, ancien chef de service de diabétologie à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, est devenu un baromètre. Depuis plus de dix ans, il anime des débats et mène combat pour sortir l’hôpital public du modèle entrepreneurial et de la logique de communication vers lesquels il est conduit. Bien que très respecté, certains lui reprochent une vue trop hospitalo-centrée de la santé, d’autres de rester cantonné à des schémas passés, évoquant en réponse «l’hôpital de demain». Il rétorque : «La santé, ce n’est pas une affaire de management.» En cette fin 2020, rarement il ne s’est montré aussi inquiet.
Après deux vagues épidémiques et un Ségur, comment va l’hôpital public ?
L’hôpital va moins bien qu’il n’allait avant la première vague, et à l'époque, il allait déjà très mal. Ce n’est pas un message d’optimisme. Certes, le Ségur a permis d’augmenter les salaires – non pas suffisamment mais significativement. Sur le fond, le Ségur n’a néanmoins rien changé à ce qu’était la maladie chronique de l’hôpital public. Nous restons dans la même logique folle de contrainte budgétaire et de gestion commerciale.
C’est-à-dire ?
Dans les années 2000, dans tous les pays développés, s’est imposée l’idée de «l’hôpital entreprise». Toute activité humaine rémunérée devait être mesurée, quantifiée puis tarifée pour être soumise au jeu de la concurrence censée permettre l’obtention de la qualité au plus bas coût. La santé devait l’être aussi. Une vision de gestion commerciale de l’hôpital s’est imposée, avec la généralisation de la Tarification à l’activité (T2A), dont l’objectif initial, faut-il le rappeler, était la mise en concurrence avec les cliniques privées. Avec la crise de 2008, est venue s’ajouter une contrainte budgétaire cumulative année après année. La T2A est devenue un outil pour réguler le coût de la santé. Pour maintenir l’équilibre financier, il faut en faire toujours plus, sans augmenter les dépenses, notamment de personnel.
D’où ce déficit récurrent…
Oui. Les hôpitaux publics ont été pris en tenaille entre le moins de moyens imposé par la rigueur budgétaire et le plus d’activité imposé par la logique commerciale. A la fin, la machine ne pouvait que casser. Elle s’est cassée en 2017. Cette année-là, l’activité des hôpitaux a diminué, et pourtant Marisol Touraine, alors ministre de la Santé, a baissé les tarifs de 0,9%. En 2018, avec Agnès Buzyn, cela a continué avec une baisse de 0,5%. Et en 2019, c’est l’effondrement avec le cœur du cœur de l’hôpital, en l’occurrence la réanimation pédiatrique, qui implose. Pour la première fois, des dizaines d’enfants doivent être transférés à plusieurs centaines de kilomètres de chez eux, tout cela à cause d’une épidémie banale de bronchiolite. C’était un signal terriblement annonciateur. Ensuite ? Retenons juste la démission de plus de 1 000 chefs de service, et des embrouillaminis budgétaires… Et la ministre osant déclarer : «J’augmente les tarifs de 0,2%, C’est une première historique.»
Mais ce qui vient de se passer depuis neuf mois avec le Covid ne change-t-il pas radicalement la donne ?
Au contraire, cela s’aggrave. Il y a eu un espoir fantastique de changement d’orientations, lors du discours de Mulhouse du président Macron, le 25 mars 2020, où il disait en substance que la santé devait échapper à la loi du marché, que nous nous étions trompés, lui le premier. Et que l’on devait se réinventer. Bref, une tonalité inédite. Et pour le moins justifiée. Car durant cette crise du Covid, que s’est-il passé ? On a mis entre parenthèses la rigueur budgétaire, la logique commerciale de la T2A et le pouvoir managérial. Tout cela a volé en éclat. La créativité des équipes de soins a permis de faire des prouesses malgré des difficultés énormes. La gestion s’est mise au service du soin. Il y a eu une grande attente. Et depuis, rien. Et encore un milliard d’économies demandé à l’hôpital public. La déception est à la hauteur de l’espérance.
Mais il y a eu des embauches…
Le Ségur ? Cela a bien été des milliards en plus pour les salaires qui étaient bloqués depuis des années. Mais la politique reste la même. Et il n’y a pas eu plus de personnels, juste de la communication. Ainsi, à l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, on se félicite qu’il y ait eu 500 embauches, mais on oublie de dire qu’avant la première vague, on comptait 1 000 postes vacants. Quand la deuxième vague est arrivée, à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, nous avions des lits fermés en neurologie et en cardiologie faute de personnels. A l’hôpital Bichat, on nous dit qu’il y a eu 192 embauches, mais il y avait eu 192 départs.
Rien ne change. Sans ironie, je suis reconnaissant à l’ancien directeur de l’Agence régionale de santé du Grand-Est d’avoir dit publiquement en mars dernier, avant d’être limogé, que l’on allait continuer à fermer des lits. Il avait dit la vérité, tout continue comme avant. A Paris, le projet de l’hôpital Nord repose toujours sur 30% de lits en moins avec un taux d’occupation des lits de 95%. Un des directeurs des Hôpitaux de Paris a eu cette formule magnifique : «Il faut passer de l’hôpital de stocks à l’hôpital de flux.» C’est cette pensée qui est toujours là, on va juste modifier à la marge la «gouvernance» pour la rendre plus participative.
Mais il y a eu une reconnaissance forte de l’hôpital public…
Cela a été perçu au niveau de la population, mais au niveau des décideurs, je ne crois pas. Dans le texte qui a convoqué le Ségur, il n’est jamais fait mention du service public hospitalier. Le mot même de «public» n’y figure pas. Alors que pendant la crise du Covid, tout le monde, y compris la médecine libérale, s’est mis à fonctionner comme un service public…
L’impasse est-elle complète ?
Notre système santé reste atteint de deux maladies. D’abord, nous n’avons toujours pas construit un grand service de la médecine de proximité. Et de l’autre côté, l’hôpital entreprise n’est pas adapté aux deux épidémies qui sont caractéristiques de notre siècle. Celle du retour des maladies infectieuses comme on vient de le subir, et l’épidémie de maladies chroniques, touchant 21 millions de personnes en France.
Pour faire face à ces deux épidémies, tout est à revoir : il faut construire des liens forts entre la ville et l’hôpital, il faut développer le travail d’équipes pluriprofessionnelles, il ne faut surtout pas de tarification à l’activité et de paiement à l’acte, il faut une politique de prévention, et développer la démocratie sanitaire impliquant les patients, les usagers et la population. On le sait, on le dit, mais on continue.
Vous êtes nombreux à faire ce constat. Pourquoi cet immobilisme ?
Nous sommes devant une navigation à vue, sans vision. Le manager est omniprésent. Et il fait ce qu’il sait faire : il mesure, il compte, il remplit des cases de tableau Excel. Il élabore des «business plans». Pour un directeur, qu’est-ce qu’une infirmière ? C’est d’abord un ETP, un équivalent temps plein. L’idée de dire qu’il faut, en médecine, une infirmière pour 13 lits quelle que soit l’activité est d’une stupidité absolue. Nous savons tous que les charges de travail varient profondément d’une unité à l’autre. Et puis, au niveau des pouvoirs publics, il y a cette peur de provoquer de grands conflits avec les médecins libéraux. Alors, on rafistole, on empile les structures, on complexifie.
Que faudrait-il faire ?
Nous allons bientôt entrer dans des débats électoraux et j’espère qu’on aura enfin un vrai un débat sur les services publics. Il y a trois réformes clés pour l’hôpital. 1- Il faut donner plus de moyens et plus de pouvoir aux équipes de soins et réduire le millefeuille bureaucratique. 2- L’objectif annuel des dépenses de santé, l’Ondam, doit être élaboré non par Bercy, mais par une instance indépendante du gouvernement et donner lieu avant le vote du Parlement à une négociation entre la Sécurité sociale et les professionnels de ville et de l’hôpital, avec la participation des usagers. Le vote des députés devrait être précédé d’un débat public, c’est cela la démocratie sanitaire. Aujourd’hui, c’est Bercy qui décide et les députés votent chaque année de mettre en déficit la moitié des hôpitaux. C’est comme ça qu’on a détruit la psychiatrie. La troisième décision doit être de limiter la T2A aux activités standardisées programmées, c’est-à-dire facilement quantifiables, et de financer le reste de l’activité par des dotations répondant aux besoins, et cogérées entre l’administration et les soignants.
Mais cela a été mille fois dit, parfois même repris par le gouvernement.
Ce n’est hélas que de la communication. Le gouvernement nous affirme depuis trois ans que l’on va sortir de la T2A et donner la moitié en dotation. D’abord, on ne le fait pas, et ensuite c’est la même logique qui prévaut. Il y a des lobbies puissants. La T2A, c’est le pouvoir aux managers. Et le paiement à la qualité, c’est-à-dire aux indicateurs de qualité, relève de la même logique.
Mais n’est-ce pas une bonne idée de payer à la qualité ?
Cela ne marche pas. Parce que la qualité n’est pas un plus, c’est l’objet même du soin. Vous allez dire à une équipe qui opère mal qu’elle va être pénalisée. C’est absurde. Ou elle doit s’améliorer, ou on doit arrêter l’activité. La qualité suppose des moyens et des évaluations transparentes, mais pas la politique de la carotte. L’Etat doit assurer la sécurité partout et chaque établissement doit développer un programme d’amélioration de la qualité. Mais il ne faut pas que les indicateurs remplacent la qualité. Dans le Journal of the american medical association, une enquête montre que lorsque l’on finance le fait de ne pas être réhospitalisé dans le mois qui suit une première hospitalisation pour insuffisance cardiaque, l’indicateur s’améliore : moins de réhospitalisations. Mais quand on regarde la mortalité de ces patients dans le mois, on observe une augmentation. Le risque, c’est en effet de soigner l’indicateur plutôt que le malade.
Pour autant, on ne peut pas dire que l’hôpital n’a pas progressé…
Il y a eu de grands progrès. En ville, la médecine générale a beaucoup progressé. A l’hôpital, il y a des disciplines, en particulier les plus techniques, qui se sont fort bien adaptées à l’hôpital entreprise. Mais le reste de l’activité se dégrade et l’hôpital public n’est plus attractif. En 1973, le professeur Robert Debré, qui avait mené la reforme décisive de 1958 des hôpitaux, avait lui-même reconnu qu’il n’avait fait que la moitié du travail. «Ce que j’ai fait avec la biologie, vous devrez le faire avec la santé publique.» Il n’a pas été écouté. Et nous, médecins hospitaliers et libéraux, avons notre part de responsabilité.
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