Dans « La Philosophie devenue folle », le philosophe et historien des sciences souligne les dérives de quelques penseurs anglo-saxons influents.
LE MONDE | | Par Elisabeth Roudinesco (Historienne et collaboratrice du « Monde des livres »)
La Philosophie devenue folle. Le genre, l’animal, la mort, de Jean-François Braunstein, Grasset, 400 p.
Disciple de Georges Canguilhem (1904-1995), philosophe et historien des sciences, professeur à la Sorbonne, Jean-François Braunstein s’en prend, dans La Philosophie devenue folle, ouvrage salutaire, fort bien documenté, aux dérives des penseurs du monde universitaire anglophone qui, au nom du progrès, de l’égalité ou de l’altruisme, prétendent abolir les frontières entre les sexes, entre les animaux et les hommes, entre la vie et la mort.
Il attaque les plus célèbres d’entre eux : Judith Butler, Peter Singer, John Money, Anne Fausto-Sterling, Donna Haraway… Très éloigné des réactionnaires, il ne condamne pas l’intérêt légitime que la société occidentale porte à l’identité, à la souffrance animale ou aux manières de mourir sans douleur. Mais c’est avec fureur et humour qu’il fustige ces professeurs de haut niveau, inventeurs de discours insensés. D’où une galerie de portraits sortis tout droit d’un roman de Kafka.
John Money, le genre sans le sexe
Braunstein retrace d’abord l’itinéraire de John Money (1921-2006), psychologue d’origine néo-zélandaise convaincu que le sexe anatomique n’aurait aucune incidence sur l’identité subjective. Seul comptait à ses yeux le rôle social : le genre sans le sexe. Il suffirait donc, selon lui, d’élever un garçon comme une fille et réciproquement pour que l’un et l’autre acquièrent une identité différente de leur anatomie.
En 1966, il croit trouver un cobaye pour valider sa thèse en la personne de David Reimer, âgé de 18 mois, dont le pénis a été brûlé lors d’une opération ratée, à la suite d’un phimosis. Sur les conseils de Money, ses parents autorisent une ablation des testicules. Ils lui donnent un prénom de fille et l’élèvent comme tel.
A l’adolescence, pourtant, David se sent homme. Il se fera opérer pour récupérer un pénis, mais ces traumatismes chirurgicaux lui seront insupportables : il se suicidera. Attaqué, Money se prétendra la victime d’un complot de l’extrême droite. Lui-même était atteint de troubles mentaux et se disait partisan de la pédophilie et des relations incestueuses.
« Expériences de pensée »
Il fut critiqué par Anne Fausto-Sterling, proche de Judith Butler, féministe et professeure de biologie, adepte, comme lui, de la suprématie du genre sur le sexe. Elle reprocha à ce Docteur Folamour non pas d’avoir poussé les parents de David à changer le genre de leur fils, mais d’avoir voulu l’assigner à un sexe précis. Selon elle, il existerait dans la nature au moins cinq sexes différents et en choisir un relèverait d’une discrimination.
Braunstein raconte combien ces « expériences de pensée » ont provoqué de séismes dans la société américaine, telles les « Bathroom Wars » qui ont divisé l’opinion publique, lorsque, en 2016, une loi a été votée en Caroline du Nord interdisant aux transgenres d’utiliser les toilettes correspondant au sexe auquel ils s’identifiaient. Il fallut l’intervention du président Barack Obama pour qu’une réflexion soit menée sur cette affaire.
Dans la galerie des célébrités étudiées par Braunstein, on trouve la primatologue Donna Haraway, convaincue que les humains, les cyborgs et les chiens forment une seule espèce, au point de se délecter, dans son Manifeste des espèces de compagnie (2003 ; L’Eclat, 2010), des « baisers mouillés » de sa chienne.
Peter Singer, transgresser la barrière des espèces
Mais c’est au philosophe utilitariste australien Peter Singer, né en 1946, omniprésent dans ce livre, que Braunstein réserve sa critique la plus féroce. Fils de juifs viennois ayant échappé à l’extermination, Singer est connu, depuis la publication de La Libération animale (1975 ; Grasset, 1993), pour être l’inventeur des termes de « spécisme » et d’« antispécisme », et le père fondateur du véganisme, mouvement en plein essor dans le monde occidental.
Au nom de la lutte nécessaire contre les tortures infligées aux animaux, il n’a cessé, depuis quarante ans, de se livrer à des exercices de rhétorique qui frisent l’abjection. Plutôt que de se soucier de l’amélioration de la condition animale, il affirme que l’homme ne descendrait pas du singe mais serait un singe, et en vient à considérer que les « anormaux » – trisomiques, patients atteints de maladies dégénératives… – seraient moins dignes de vivre que les grands singes en bonne santé. Aussi bien faudrait-il alors, par altruisme, songer à les éliminer. Dans la même perspective, Singer n’a pas hésité à se prononcer en faveur d’une transgression de la barrière des espèces : puisque manger les bêtes, dit-il, leur cause plus de tort que d’avoir des relations sexuelles avec elles, autant accepter la zoophilie.
Le lecteur découvrira avec stupeur les arguments développés par les disciples de Singer en faveur d’une nouvelle classification du monde animal, destinée à les identifier à des humains : les « sauvages », assimilés à des peuples autochtones ; les « domestiques », à des citoyens ; les « liminaires » – rats, souris, pigeons, etc. –, à des « résidents ». Mais que faire des huîtres, insectes, crustacés… ?
Apports positifs des études de genre
Dans la dernière partie de La Philosophie devenue folle,Braunstein retrace les étapes par lesquelles les comités d’éthique ont été conduits, depuis 1968, à redéfinir les frontières de la vie et de la mort : cette dernière n’est plus l’arrêt cardiaque mais le coma cérébral irréversible. Autant il a raison de rejeter l’usage de l’euthanasie, qui autorise la mise à mort de tout sujet en souffrance, autant on ne peut le suivre quand il désapprouve le principe des transplantations d’organes.
D’une manière générale, on reprochera à l’auteur, d’une part, de ne pas tenir compte des apports positifs des études de genre dans la clinique du transsexualisme (changement de sexe) ou dans l’histoire des constructions sociales et, de l’autre, de ne pas assez distinguer les positions sur l’animalité de Jacques Derrida (1930-2004) – et de bien d’autres philosophes – des délires de Singer.
Malgré ces réserves, ce livre a le mérite d’ouvrir un débat essentiel sur une actualité brûlante. Il montre comment un mouvement progressiste s’est retourné en son contraire à force de bons sentiments et de sottises. Il délivre avec rigueur une vraie leçon d’humanisme.
Lire un extrait sur le site des éditions Grasset.
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