Portrait de Loé, militante du collectif Intersexes, à la Mutinerie, à Paris, le 11 octobre. Photo Martin COLOMBET. HANS LUCAS
Ce samedi, lors de la manifestation Existrans à Paris, les personnes intersexes demanderont l’arrêt des interventions chirurgicales et des traitements hormonaux non consentis sur les enfants encore incorrectement qualifiés d’«hermaphrodites». Un combat loin d’être gagné en France.
«Troisième genre», «sexe neutre»… Ces dernières années, à la faveur de décisions de justice partout dans le monde, l’éventualité d’un «troisième sexe» à l’état civil, à côté du «féminin» et du «masculin», est devenue l’une des options privilégiées pour reconnaître celles et ceux qui n’entrent dans aucune de ces deux cases. Bien avant la ville de New York mercredi, le gouvernement allemand a, par exemple, autorisé cet été une mention «divers» sur les certificats de naissance à la suite d’une décision de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, tandis qu’en Inde - mais aussi au Népal -, au nom des droits humains, la Cour suprême a ordonné il y a quatre ans déjà la reconnaissance d’un troisième genre pour les documents d’identités. Une idée novatrice ? Disons que les personnes intersexes ont en tête d’autres priorités, qu’elles feront entendre une nouvelle fois, samedi, dans les rues parisiennes, lors de l’Existrans, la marche annuelle des personnes trans et intersexes.
«Actes inhumains et dégradants»
Le mot d’ordre de l’événement : que la France interdise enfin les interventions chirurgicales et les traitements hormonaux non consentis sur les enfants qui naissent avec des caractéristiques sexuelles (chromosomiques, gonadiques ou anatomiques) autres que celles correspondant aux normes du «masculin» et du «féminin» - ceux que le corps médical qualifie encore abusivement d’«hermaphrodites». Selon l’ONU, ils représentent environ 1,7 % des naissances. «Depuis la systématisation de ces mutilations dans les années 70, on demande aux intersexes de se conformer à la binarité des genres et de donner des gages d’hétérosexualité, dénonce à ce propos Vincent Guillot, cofondateur en 2003 de l’Organisation internationale des intersexes (OII). Certains médecins ont commencé à adapter leurs discours et leurs pratiques, mais pas en France, où elles sont le fait de l’homophobie et de la transphobie des acharnés du bistouri.»
Dans le monde, Malte a explicitement banni ces opérations médicales «d’attribution de sexe».C’était en 2015 et depuis, seule la Californie a rejoint, fin août, le petit Etat méditerranéen pour condamner (à l’instar du Comité contre la torture de l’ONU ou du Conseil de l’Europe) ces «actes inhumains et dégradants».Lancée en septembre, une pétition d’associations intersexes et alliées, dont Libération s’est fait l’écho, exige qu’en France une circulaire ministérielle rappelle chirurgiens et autres endocrinologues à la loi puisque «l’urgence à agir médicalement sur un corps sain» à des fins «correctrices» n’a jamais été étayée. Un constat par ailleurs partagé par le Conseil d’Etat qui, dans les pas du Défenseur des droits ou de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), recommande depuis la mi-juillet que ces opérations chirurgicales et traitements ne soient plus menés sur les nourrissons en l’absence de consentement éclairé, comme le prévoit la loi en matière médicale, y compris pour les mineurs. «Ces recommandations sont des leviers, mais on attend qu’elles soient traduites dans les faits, soulève Loé, activiste intersexe à l’origine du Collectif intersexe et allié·e·s (CIA). Il faudrait aussi former les personnels éducatifs et médicaux à l’intersexuation.»
Gros hic : ces revendications, portées depuis l’émergence du mouvement intersexe dans les années 90 outre-Atlantique, se sont jusqu’ici toujours heurtées aux résistances du corps médical. «On le voit avec les violences obstétricales, les femmes ont beaucoup de mal à se faire entendre, observe la sociologue intersexe québécoise Janik Bastien-Charlebois, de l’université de Montréal (Uqam). Pour les personnes intersexes, c’est pareil : beaucoup de médecins disent qu’ils ne font plus d’interventions prématurées mais aucune clinique n’a vraiment arrêté.» A l’exception des services du chirurgien pédiatrique Blaise Meyrat du CHUV de Lausanne, en Suisse, qui ont mis fin aux interventions chirurgicales sur les enfants intersexes depuis presque vingt ans.
«Blocage corporatiste»
«Il y a une vraie frilosité et un blocage corporatiste malgré une prise de conscience des enjeux éthiques, soulève l’ex-sénatrice écologiste Corinne Bouchoux. Tant qu’on n’aura pas une personne intersexe ou concernée à un poste important, ça ne bougera pas.» Coautrice du premier rapport sénatorial sur la question intersexe en 2017, l’ancienne parlementaire a auditionné des semaines durant médecins et associations. Elle préconise de trouver une façon «juste»d’indemniser les personnes ayant souffert des interventions ainsi que de mettre en place un cadre plus respectueux du consentement des enfants intersexes.
Suffisant ? Pour obtenir réparation, des personnes intersexes privilégient désormais les tribunaux. Déposée en 2016 par un infirmier hospitalier bordelais, une plainte contre X pour mutilation est aujourd’hui en cours d’instruction. Un avant-goût d’autres procédures à venir ? «La loi n’est pas respectée, il n’y a donc pas d’autre choix que de passer par les juridictions pour faire condamner ces atteintes illicites à l’intégrité du corps humain», plaide en tout cas son avocate, Me Mila Petkova, de Giss-Alter Corpus, association de conseil juridique pour les personnes intersexes. Preuve que ce long combat, qui a gagné en visibilité ces dernières années, ne fait en réalité que commencer.
Témoignages
Loé, la voix activiste: «C'est important de dire qu'on existe, comme au début du mouvement homo»
Cheveux ras, look queer et rock; à 34 ans, Loé, à l’origine du Collectif intersexes et allié·e·s - OII France, est depuis deux ans l’une des voix qui portent du jeunemouvement intersexe français. «C’est important de dire qu’on existe pour être utiles à d’autres, défend à ce titre le militant. Comme au début du mouvement homo.» Ces derniersmois, pour se consacrer pleinement à la militance et à une thèse sur ces questions, iel (pronom neutre utilisé pour se désigner, plutôt que le genre féminin qu’on lui a assigné) a doncmis entre parenthèses sa carrière de prof documentaliste. Et assume: «Au boulot, je n’avais pas la possibilité d’être out. Ça aurait été très compliqué avec les collègues, les élèves… J’ai dû faire un choix, celui de la précarité, pour pouvoir exister en tant qu’intersexe.» Ce mot, Loé (pansexuel·le et trans par ailleurs) ne l’a rencontré que récemment, la trentaine passée, au contact de la communauté LGBT et quinze ans après avoir été mutilé·e. Iel raconte: «J’ai mis très longtemps à parler de ce qui m’était arrivé. Mes parents ne m’ont pas expliqué, on m’a dit que j’avais des malformations et des problèmes hormonaux dans ma prépuberté. Je n’ai appris le nom du syndrome que l’on m’a «détecté» à l’adolescence que l’année dernière en demandant mon dossier médical.» Le collège a été un enfer, comme pour une majorité d’intersexes. «J’avais 14 ans mais je ne faisais pas ma puberté. C’est pour cela que jeme faisais emmerder et que j’ai subi des agressions sexuelles, des violences verbales et physiques ainsi que des humiliations ou des vols»,poursuit Loé. Brimé·e jusqu’au lycée, iel n’a pas pu compter sur l’oreille des adultes. Rare échappatoire, la littérature fantasy. Iel résume: «Si j’avais connu des gens comme moi, ça aurait été très différent. L’isolement est la plus grande faiblesse des intersexes, y compris face aux violences médicales.»
Mathieu, en justice contre les mutilations: «Il n’y a aucune nécessité médicale à agir sur les enfants intersexes»
De la colère, beaucoup de colère. Voilà ce qui anime Mathieu Le Mentec, infirmier dans un hôpital pour enfants à Bordeaux, à l’origine en 2016 d’une plainte contre X pour les mutilations qu’il a subies enfant. Né intersexe en 1979 dans une maternité de Clermont-Ferrand, ce quasi-quadra aux drôles de lunettes, féru d’anthropologie, a en effet subi sept interventions chirurgicales entre ses 3 et 8 ans pour que son apparence corporelle soit conforme au genremasculin que lui avaient assigné des médecins à la naissance. «Cette action en justice est une démarche évidemment personnelle,mais c’est aussi un acte militant car je le fais pour toutes les personnes intersexes pour qui ces actes illicites sont aujourd’hui prescrits. Il n’y a aucune nécessité médicale à agir sur les enfants intersexes dans la mesure où la chirurgie n’est qu’esthétique.» Subjugué parl’Histoire de la folie à l’âge classique de Foucault, cet ancien diplômé de l’EHESS amis des années avant de percer le «silence» entourant les vagues souvenirs qu’il a de son enfance ballottée entre services hospitaliers. Son adolescence à écouter Nirvana etMetallica et à se foutre dumonde –«comme tousles jeunes de mon âge»– est marquée par des angoisses et «la solitude de ne pas être pleinement soi». Il raconte : «J’avais 25 ans quand j’ai entendu lemot «intersexe» pour la première fois. Ensuite, il m’a fallu dix ans pour que je prenne conscience de ma condition. La première difficulté des intersexes, c’est le tabou familial, l’absence demots etle silence desmédecins.» Soutenu par ses parents, il espère désormais obtenir réparation. Et l’apaisement.
(Photo Rodolphe ESCHER)
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