INTERVIEW
Selon le sociologue Frédéric Pierru, l’hôpital connaît un malaise «structurel» :
Frédéric Pierru, sociologue, est membre de la direction de la chaire «santé» de Sciences-Po Paris. Il travaille sur les politiques de santé et les recompositions de l’administration de ce secteur.
Plus de quinze ans après leur mise en place, les 35 heures à l’hôpital sont-elles toujours un casse-tête ?
En tout cas, ce fut une erreur. Tout le monde est d’accord, voilà une réforme qui a été mal pensée, faite pour des raisons politiques, sans prendre en compte des données essentielles comme la démographie des professions de santé, ou l’évolution des prises en charge. Les 35 heures ont débarqué brutalement à l’hôpital et elles ont percuté de plein fouet une politique défaillante de régulation des professions de la santé. Au final, on voit le résultat : une forte désorganisation.
Mais ce fut aussi un choc des cultures. Dans le monde de la santé, on ne comptait pas son temps. Et voilà que tout a changé, même les médecins se mettent à compter leurs heures…
Tout à fait. Mais tout est lié. D’un côté, il y a depuis vingt ans la transformation des professionnels de santé, et de l’autre, l’organisation hospitalière qui n’est plus la même. C’est la conjonction des deux qui produit cette série d’effets pervers. On peut noter trois grandes évolutions dans la transformation des professions de santé. D’abord, un vieillissement des soignants, qui intervient à un moment où l’on a mis sur eux une forte pression, où l’on a accru la productivité. Résultat, la souffrance et le malaise au travail ont augmenté. On a assisté à une montée impressionnante de l’absentéisme, avec les effets pernicieux de la tarification par activité, où la quantité semblait primer sur la qualité. Et cet absentéisme massif, il ne faut pas la regarder comme un indicateur de comportement individuel, mais comme le symptôme d’une crise collective très forte.
Seconde transformation ?
L’arrivée de nouvelles générations : elles ne sortent pas du même moule que leurs aînés. On le voit en médecine de ville comme à l’hôpital : les plus jeunes cherchent un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Le temps, pour eux, doit s’équilibrer entre le privé et le public, et ils ne sont pas prêts à tout sacrifier pour leur boulot. Cela induit un rapport différent avec le travail. Certes, l’emploi hospitalier a augmenté, mais moins vite que l’activité. Aujourd’hui, on a un hôpital qui s’enfonce dans une crise structurelle.
Quand même, en dix ans, il y a eu 50% de postes de médecins hospitaliers de plus…
Les médecins ne sont pas les plus mal lotis, même si globalement l’augmentation de leur nombre n’a pas compensé la hausse encore plus importante de l’activité. En plus, ils ont, eux, des moyens de se défendre : il y a des spécialités médicales qui connaissent une forte pénurie. Cela les met collectivement en position de force pour imposer leurs conditions. Les réanimateurs, par exemple, sont devenus une ressource rare, toute l’activité opératoire dépend d’eux, ils ont du pouvoir, et peuvent imposer des exigences. C’est pareil avec les urgentistes.
De fait, cette dégradation ne touche pas de la même façon les différentes catégories de personnel…
Tout à fait. La dégradation des conditions de travail suit la hiérarchie soignante. Plus vous êtes élevé dans la hiérarchie soignante, moins vous souffrez de la dégradation de vos conditions de travail. En revanche, plus vous descendez, moins vous pouvez vous défendre. D’où l’absentéisme, le turnover du personnel soignant, mais aussi le recours de plus en plus élevé aux intérimaires et aux précaires. Tout cela met à mal la notion même de collectif au travail.
Vous notez également que le contenu du travail a changé ?
La prise en charge des patients est devenue beaucoup plus technique. En plus, il y a une part de plus en plus prenante liée aux charges administratives, mais aussi les impératifs de décloisonnement entre les services. Enfin, il y a ce que l’on appelle l’alourdissement de la charge mentale : il faut travailler vite, aller très vite, mais rôde alors la peur de l’erreur, de mal faire. Et le sentiment de ne pas faire son travail comme il le faut.
Que pensez-vous de la stratégie du directeur général de l’AP-HP, Martin Hirsch ?
Sa marge de manœuvre est réduite. Il y a un tel sentiment d’injustice, de non-reconnaissance à l’hôpital… Comment faire une réforme quand il n’y a pas de grain à moudre ? Vous avez du personnel sous tension, il ne peut que se braquer, d’autant que tout cela se fait sous la menace d’une diminution de l’emploi.
Les médecins semblent soutenir sa démarche, comme vient de le dire la commission médicale de l’AP-HP…
Oui, mais ces commissions sont coupées de plus en plus de leur base. Depuis quinze ans, les réformes ne sont vécues que comme conséquence de contraintes budgétaires. C’est Bercy, et non l’avenue de Ségur [le ministère de la Santé, ndlr] qui décide.
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