Directeur de département à l’Institut Max-Planck d’anthropologie évolutionnaire de Leipzig (Allemagne), le paléoanthropologue Jean-Jacques Hublin est invité par le Collège de France à donner un cycle pluriannuel de conférences, dont la première est prévue mercredi 8 octobre, sur les évolutions récentes de son domaine de recherche et les perspectives qu’elles ouvrent à la communauté scientifique.
En paléoanthropologie, la découverte la plus médiatisée de ces dernières années a été la preuve, apportée en 2010 par les chercheurs de votre institut, d’une hybridation entre néandertaliens et hommes modernes. Comment une telle avancée a-t-elle été possible ?
Il a fallu résoudre d’importants problèmes méthodologiques pour extraire l’ADN fossile et éviter sa contamination par de l’ADN moderne. Mais surtout, la baisse énorme des coûts du séquençage a été cruciale. Lorsque l’on a entrepris, voici presque vingt-cinq ans, de séquencer le génome humain, les estimations du coût étaient telles – environ 3 milliards de dollars – que de nombreux laboratoires ont dû s’associer pour mener à bien le projet. Le séquençage de génome néandertalien a coûté 1 000 fois moins et, quelques années plus tard, les coûts ont encore baissé d’un facteur 1 000 !
Cela dit, cette découverte n’a fait que confirmer ce que beaucoup supposaient. Deux espèces sœurs de mammifères, séparées depuis moins de 2 ou 3 millions d’années, ont toutes les chances de pouvoir s’hybrider, voire de produire une descendance féconde. Il y a de nombreux exemples dans la nature. Les hommes modernes et les néandertaliens s’étant séparés depuis environ un demi-million d’années, la plupart des spécialistes convenaient qu’une hybridation avait pu se produire. La vraie question portait plutôt sur l’ampleur du phénomène : cosmétique ou massif. Les opinions étaient très variées. Pour l’heure, la paléogénétique tranche plutôt en faveur du cosmétique, avec seulement 2 % du génome de populations humaines non africaines actuelles provenant de l’homme de Neandertal.
La génétique a-t-elle encore beaucoup à apporter à la paléoanthropologie ?
Enormément. On commence à peine à étudier le déterminisme génétique de certains caractères. Sur la question de l’hybridation entre hommes modernes et groupes archaïques, le raffinement de l’analyse réserve encore sans doute des surprises. Nous allons comprendre où et quand ces mélanges ont eu lieu. Pour l’heure, nous avons pu seulement analyser l’ADN de deux des premiers habitants modernes de l’Eurasie. L’un, retrouvé en Chine, date de 40 000 ans ; l’autre, en Sibérie occidentale, de 45 000 ans. Ces deux individus avaient déjà le même pourcentage de génome néandertalien que des Eurasiens actuels. Ces données suggèrent un petit nombre d’hybridations au tout début de la dispersion de l’homme moderne hors d’Afrique, puis des interactions réduites avec les populations archaïques remplacées.
L’étude de l’ADN des fossiles peut également nous renseigner sur la démographie des populations anciennes, qui est une question cruciale… En outre, la chute des coûts du séquençage est telle qu’elle permet l’exploration à grande échelle des populations actuelles pour mieux comprendre leur histoire : comment ont-elles interagi les unes avec les autres, comment se relient-elles dans le passé, etc.
La révolution technologique de la paléoanthropologie qui est en cours se réduit-elle à la génétique ?
Non. Tout ce qui relève de l’analyse moléculaire des fossiles est en plein développement. Le dosage des isotopes du carbone, de l’azote ou du soufre contenus dans le collagène fossile nous permet d’obtenir des datations toujours plus précises, mais aussi des informations sur le régime alimentaire des individus. Le dosage de certains éléments, comme le strontium, permet pour sa part de tracer les déplacements des sujets tout au long de leur vie ! Une fenêtre s’ouvre sur la vie quotidienne des populations anciennes, et cette possibilité n’était même pas envisagée voilà seulement quelques années.
Ces nouvelles technologies ne font-elles pas passer les paléontologues au second plan ?
Au contraire. D’abord, il y a eu ces dernières années un énorme effort de recherche sur le terrain et une explosion des découvertes de fossiles. Ensuite, de nouvelles technologies ont permis d’améliorer considérablement leur étude anatomique, en particulier les techniques d’imagerie et la réalité virtuelle.
Il faut bien comprendre que les fossiles humains sont souvent des reliques intouchables. Une fois découverts, ils sont mis au musée et considérés comme des trésors nationaux, ce qui parfois réduit considérablement les possibilités d’accès par les spécialistes. J’ai souvent vu des jeunes chercheurs se voir refuser l’accès à des fossiles sous le prétexte qu’ils étaient en cours de reconstruction ou avaient été prêtés pour une exposition. Parfois même on prétendait avoir perdu les clés du tiroir où ils étaient conservés ! En réalité, il faut bien le dire : ce genre d’obstacle est souvent destiné à empêcher les chercheurs de travailler.
Notre idée a été de créer des avatars numériques de ces fossiles qu’il serait possible d’analyser sans faire courir de risque aux originaux. En 2004, nous avons fait l’acquisition de deux scanners à rayons X de haute précision, que nous avons envoyés en Afrique du Sud, au Kenya, au Maroc, en Croatie, etc., pour produire de tels avatars. Ce n’est pas chose facile : le plus gros d’entre eux pèse 2 tonnes et doit être transporté dans un conteneur en plomb qui lui-même en pèse 10. Nous avons depuis été suivis par de nombreuses équipes. Des milliers de ces copies virtuelles qui peuvent être échangées entre chercheurs ont ainsi été obtenues. L’accès ainsi facilité aux fossiles a permis à un grand nombre de travaux d’être conduits. Ces avatars autorisent des possibilités infinies de démontage, de correction de déformation, de reconstruction de parties manquantes, et surtout d’étude des structures internes.
Les révolutions en cours se limitent-elles aux nouvelles technologies ?
Non. Car nous ne sommes pas seulement des os et de l’ADN ! Il y a encore beaucoup de travail à faire pour intégrer les résultats de disciplines qui ont longtemps été pratiquées de manière indépendante : primatologie, archéologie préhistorique, linguistique et même psychologie. En France, notamment, il y a eu longtemps une séparation entre les recherches sur les aspects culturels et les aspects biologiques de l’évolution humaine. Derrière cette séparation se trouve l’idée que l’homme est le fruit d’une évolution biologique qui lui a conféré un gros cerveau et des capacités cognitives importantes et que, une fois ce cap franchi, toute la suite de son évolution relève uniquement du changement culturel.
Cette approche est naïve, car l’évolution humaine est un phénomène profondément bio-culturel. Ainsi, avec la révolution du néolithique et le développement de l’agriculture, les hommes ont commencé à consommer céréales et laitages. Mais cela n’a été possible que grâce à une modification de leur génome. Les variations de la tolérance au lactose et au gluten, dans les populations actuelles, dessinent peu ou prou la carte de foyers de néolithisation !
Au cours des 2 derniers millions d’années, les hommes ont externalisé un certain nombre de fonctions biologiques, c’est-à-dire qu’ils ont économisé de l’énergie en déléguant aux outils et à la technologie des fonctions qui, chez les autres espèces, sont des fonctions biologiques. Pensez par exemple à l’alimentation : la préparation des aliments, la cuisson, permettent d’épargner des fonctions digestives coûteuses. L’énergie qui a ainsi été économisée par l’organisme a pu être mise à profit pour d’autres fonctions, et notamment être allouée au cerveau, qui est organe très exigeant. Au cours de l’histoire récente, ce sont des fonctions cérébrales elles-mêmes – communication symbolique, calcul, mémoire, etc. – qui ont commencé à être externalisées.
Ce lien entre culture et biologie est-il à double sens ?
Oui. Par exemple, les enfants humains naissent à intervalles rapprochés mais mettent beaucoup de temps à devenir indépendants. Fait exceptionnel chez les primates, une mère doit souvent s’occuper de plusieurs enfants en même temps. Ce n’est possible que grâce à de complexes interactions sociales, car ces enfants sont partiellement pris en charge par d’autres adultes et interagissent entre eux, au sein de leur fratrie… Il y a là, sans doute, une des clés de la grande sociabilité de notre espèce.
Nos grandes capacités cognitives sont dépendantes d’une biologie très particulière, notamment en ce qui concerne le développement. Mais c’est aussi parce que nous nous sommes entourés de technologie et de complexité sociale que nous pouvons, en quelque sorte, nous offrir le type de biologie qui est le nôtre.
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