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lundi 1 septembre 2014

La classe résiste magistralement

LE MONDE CULTURE ET IDEES 
Par 
Mardi 2 septembre retentira, dans toutes les écoles, la cloche de la rentrée scolaire. Rangés en file indienne, les élèves rejoindront la salle de classe où ils trouveront de petits bureaux alignés les uns derrière les autres. En face d’eux, un tableau noir : l’espace du professeur. Les élèves consacreront une grande part de leur temps à écouter, prendre des notes, recopier les leçons, parfois aussi à rêvasser et s’ennuyer. Ceux qui lèveront le doigt seront parfois taxés de fayots, les professeurs qui chercheront à enseigner autrement prendront le risque d’attirer les soupçons de démagogie ou de laxisme. « Notre tradition scolaire, c’est un enseignant, seul, face à une classe, résume le sociologue François Dubet. Le maître transmet son savoir, les élèves écoutent en silence et en ordre la leçon avant d’être évalués. Et tout ce qui vient parasiter cette transmission est perçu comme un désordre. Certes, dans la pratique, ce modèle ne tient pas mais il reste un idéal à atteindre. »
Une classe du lycée d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), en 1962.
De fait, la salle de classe n’est pas fermée à double tour ; elle n’est pas imperméable aux évolutions de la société et des publics qu’elle accueille. Le cours magistral n’a plus la place exclusive qu’il occupait auparavant. Mais l’enquête Talis sur l’enseignement, publiée par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), en juin, montre la prégnance, en France, d’une pédagogie « verticale », où le professeur déverse son savoir. Moins qu’ailleurs, les enseignants français travaillent collectivement. Moins qu’ailleurs, ils font travailler leurs élèves en petits groupes (37 % disent le faire), moins qu’ailleurs, ils lancent des projets d’au moins une semaine (24 %) ou utilisent des outils numériques (22 %). Une minorité affirme différencier sa pédagogie selon le niveau des élèves (22 %).

« LA PRESSION DU PROGRAMME À BOUCLER »
Pour résumer, « on se situe dans un entre-deux », observe Patrick Rayou, professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris-VIII. « Ni dans le cours d’amphi, ni dans le cours créatif, où les élèves seraient actifs et censés construire leur propre savoir. Dans 90 % des cas, les enseignants pratiquent un mixte, le cours dialogué : ils posent des questions aux élèves pour susciter l’interactivité, mais comme l’heure tourne et qu’il y a la pression du programme à boucler, ils finissent par faire répondre les bons élèves pour gagner du temps. Et tant pis pour ceux qui n’ont pas compris. »
Nombreux sont les spécialistes qui font, depuis longtemps, le procès de ce modèle. Ils lui reprochent d’être désuet au regard de l’évolution des savoirs et des modes de communication, de ne convenir qu’à une élite, de permettre, certes, un exposé rapide des connaissances, mais pas de veiller à leur assimilation par les élèves. D’être ainsi en partie responsable des résultats médiocres de notre école : plus de 20 % des élèves ne maîtrisent pas, à la fin de la classe de 3e, les compétences de base en mathématiques et en français. Près de 140 000 jeunes quittent chaque année le système scolaire sans diplôme. Et les choses ne vont pas en s’arrangeant, puisque, selon la dernière enquête du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA), une évaluation de l’OCDE parue fin 2013, le « noyau dur » d’échec scolaire croît et le poids de l’origine sociale s’alourdit. Toujours selon PISA, notre école compte parmi celles où les élèves ont le moins confiance en eux et sont les plus anxieux.
« ON SAIT CE QU’IL FAUT FAIRE DEPUIS UN SIÈCLE »
Les solutions ? « On sait ce qu’il faut faire depuis un siècle »,assure l’historien Antoine Prost. Il est même surprenant de voir à quel point les injonctions du XXsiècle sur l’école n’ont pas pris une ride… Le plan Langevin-Wallon, élaborée à la Libération, affirme ainsi que l’école doit s’efforcer, « non pas de munir les jeunes gens d’un bagage plus ou moins encyclopédique de connaissances bien vite oubliées ou périmées, mais de développer en eux de bonnes habitudes de travail, de la curiosité d’esprit et le goût de s’instruire ».
Quelque vingt ans plus tard, au lendemain des événements de Mai 68, Edgar Faure, alors ministre de l’éducation, réaffirme cette même conception de l’école. Dans un discours à l’Assemblée nationale, il dénonce un système qui « encombre les têtes de connaissances, par application de l’idée absurde que la culture consiste à tout apprendre puis à tout oublier ». Afin de donner toute sa place à « l’effort de l’intelligence et de la réflexion », il appelle les enseignants à réduire la place du cours magistral et de la mémorisation pour accroître celle des méthodes dites « actives » – « recherches individuelles et collectives, discussions, dialogues » –, où « se développent les qualités de conception, de raisonnement et d’expression ».
A une époque où le savoir est immédiat, dynamique et accessible en ligne, les mêmes idées se retrouvent dans la bouche de nombreux spécialistes : ils défendent le passage d’une école qui transmet des connaissances à un public passif, à une école qui aide les élèves à les rechercher, à les structurer, à se forger un esprit de synthèse et d’analyse… La France s’engage difficilement dans ce virage. D’autres pays, pourtant, y sont parvenus.
C’est le cas de la Finlande, l’un des pays qui parvient le mieux à faire réussir tous ses élèves. Paul Robert, principal d’un collège dans le Gard, a découvert le système scolaire finlandais lors d’un voyage d’études. Il garde le souvenir d’une école où « les élèves sont épanouis et les professeurs heureux ». Une école où « l’on ne pense pas qu’il faut accabler les élèves de travail pour les faire progresser, ni les soumettre au stress permanent des notes et des contrôles pour les motiver. » Il dit n’y avoir jamais vu un seul cours magistral mais « des élèves en activité, seul ou par groupe, des professeurs moins préoccupés par le fait de déverser des connaissances que de s’assurer que les élèves apprennent ». Les élèves finlandais qui viennent étudier en France sont d’ailleurs stupéfaits du temps passé, en classe, à recopier les leçons ! Dans les années 1960, la France n’avait pourtant rien à envier à la Finlande.« L’école finlandaise était hiérarchisée, inégalitaire, administrée de manière très centralisée, à l’image de sa société, souligne Paul Robert. Une réforme profonde et durable s’est dessinée. Elle s’est implantée très progressivement, non sans résistances, des zones rurales les plus reculées vers la capitale. »
Au 
Au Québec – autre pays souvent cité en exemple –, la mue fut tout aussi progressive et profonde. Elle trouve ses racines dans l’effervescence idéologique des années 1960 et plus particulièrement dans le projet tracé par le rapport Parent (1963-1966), soit à la même période que le colloque français d’Amiens (1968), considéré comme le point culminant d’un courant réformateur sur l’école.
Rapport Parent au Québec, colloque d’Amiens en France… Les deux récits étaient proches. « Il s’agissait de construire une école plus démocratique, moins rigide, plus ouverte sur le monde et plus centrée sur les besoins des élèves », explique Denis Meuret, professeur en sciences de l’éducation à l’université de Bourgogne. Dans ce modèle, le rôle de l’enseignant était moins de permettre aux élèves d’amasser un maximum de connaissances que de les aider à apprendre. Le rapport québécois a réussi à fournir un modèle d’éducation durable ; le rapport français, lui, est tombé dans l’oubli. Et depuis, constate Denis Meuret, « la France semble rejouer toujours l’opposition mise en scène à Amiens entre la tradition et la réforme ».
UNE SUCCESSION DE RÉFORMES AVORTÉES
Pourquoi cette différence ? Pourquoi l’école française se révèle-t-elle incapable de se réformer en profondeur ? Force est de constater qu’elle a connu, au cours des dernières décennies, une succession de réformes avortées, détournées ou perdues dans les sables : les classes nouvelles (1945), la réforme pédagogique des années 1960, le collège rénové (1982), les instituts universitaires de formation des maîtres (1989), et, d’une certaine manière, la loi Fillon (2005) qui institue un socle commun de connaissances et de compétences. « Toutes visaient à modifier le cœur du métier d’enseignant : elles préconisaient un “enseigner autrement”,observe Antoine Prost. A la limite, on peut tout changer dans l’éducation nationale, sauf la façon d’enseigner. »
Pourrait-il en être autrement, alors que les orientations politiques changent aussi rapidement que les locataires de la rue de Grenelle ? Alors que l’éducation nationale reste une grosse machine bureaucratique tout entière accaparée par la lourdeur des tâches gestionnaires ? Alors que la formation initiale des professeurs demeure très académique et la formation continue réduite à sa portion congrue ? Alors qu’ils refusent d’être accompagnés pédagogiquement par leur chef d’établissement et ne reçoivent la visite d’un inspecteur que tous les cinq ans en moyenne ? Alors que les inspecteurs eux-mêmes ne sont pas toujours prompts à soutenir les réformes s’ils estiment qu’elles portent atteinte à leur pré carré disciplinaire ?
« L’ÉCOLE A ÉCHAPPÉ AUX POLITIQUES »
« Les ministres de l’éducation sont des acteurs faibles à la tête d’une administration extrêmement puissante mais mal pilotée,observe François Dubet. Aucun changement ne peut être entrepris sans le consentement des enseignants, et c’est tant mieux. Mais ce principe d’adhésion est allé trop loin : l’école semble appartenir aux professionnels de l’école, elle a échappé aux politiques. » Au Québec, les oppositions existent et se manifestent : elles ont le pouvoir de freiner les réformes, parfois de les infléchir, mais pas de les empêcher. « En France, l’avis des enseignants n’est pas un avis parmi d’autres, souligne Denis Meuret. Il peut se transformer en droit de veto, parce que l’intervention du politique dans l’école a une légitimité moindre qu’ailleurs. »
Tout l’art d’un ministre de l’éducation consiste à tenter de faire bouger les lignes sans heurter l’identité collective de la profession, défendue bec et ongles par son syndicat majoritaire, le SNES. Certains débats prennent vite l’allure de casus belli : l’attachement à la discipline, l’évaluation par l’inspecteur, le baccalauréat conçu comme un test de connaissances conditionnant toute la scolarité dès le collège… Il reste peu d’espaces pour agir. « Il y adans le monde enseignant, une sorte de balancier entre d’un côté la classe, où les enseignants font preuve d’imagination et d’un grand dévouement, et de l’autre, un discours collectif extrêmement conservateur, observe François Dubet. D’un côté, ils se plaignent de programmes trop lourds et de pédagogies inefficaces, et de l’autre, toutes les tentatives d’instaurer un style pédagogique moins raide et moins centré sur les contrôles et les notes sont vécues comme une agression et une perte de dignité. Ils sont généreux sur le plan individuel et sur la défensive collectivement. Ils disent que rien ne va, mais craignent que ce ne soit pire si ça change. »
Le
Il faut sans doute lire dans ces contradictions le poids du passé, la nostalgie d’une époque, l’image fantasmée d’un âge d’or dans laquelle les élèves respectaient le maître et les savoirs qu’il leur transmettait. La résurgence, aussi, d’un temps où les professeurs de lycée étaient nommés pour enseigner dans les facultés et se voyaient conférer le titre d’universitaire. Ce que Jean-Pierre Obin, inspecteur général honoraire de l’éducation nationale, appelle « l’idéal universitaire », et qui explique pourquoi, encore aujourd’hui, « la pédagogie universitaire – l’exposé magistral bien construit, le propos clair et brillant, et surtout les connaissances de haut niveau qu’il expose –, reste des références dont la valeur symbolique apparaît bien supérieure aux autres formes de pédagogie ».
C’est sur cette identité d’universitaire qu’ont buté toutes les réformes pédagogiques. Si on enlevait cette qualité, que resterait-il en effet aux enseignants ? On les prépare à être des érudits : les concours de recrutement exigent d’eux des connaissances pointues dans leur discipline mais on ne leur apprend pas – ou du moins pas assez – à être des experts des apprentissages, à savoir susciter l’intérêt de toute une classe, à diversifier leurs pratiques selon les profils d’élèves, à mobiliser des stratégies pour pallier les difficultés des plus faibles… La mise en place des écoles supérieures du professorat et de l’éducation, à la rentrée 2013, doit certes permettre de développer le savoir-faire dans la formation des enseignants, mais les résistances sont encore fortes.
Cours sur la pratique des outils numériques dans une classe du lycée Saint-Exupéry, à Mantes-la-Jolie (Yvelines), en 2013.
La paralysie est d’autant plus présente que les ministres ne parviennent pas à trouver des appuis solides dans l’opinion publique. Le pays s’inquiète pendant trois jours des résultats catastrophiques de PISA ; les partis politiques, les organisations syndicales, les mouvements d’opinion, relayés par les médias, tapent du poing pour exiger une école plus démocratique, puis c’est le silence radio. La vie reprend son cours. Car pourquoi l’élite au sens large souhaiterait-elle réformer un système dont elle bénéficie ? Qui prendrait le risque de toucher aux classes préparatoires ou à la série scientifique du lycée, qui assure sa reproduction sociale ?
D’OÙ VIENDRA LE CHANGEMENT ?
Alors, d’où viendra le changement, si l’on ne peut compter ni sur une loi, ni sur l’opinion publique ? « De l’intérieur ! », répond l’historien de l’éducation Claude Lelièvre, et plus précisément de l’université, que les collèges et les lycées ont tendance à imiter. Ce professeur émérite des universités à Paris-V veut croire qu’avec Internet, la prolifération des manuels numériques, des logiciels et des Moocs (cours en ligne ouverts et massifs), le cours magistral d’amphi disparaîtra pour laisser place à un autre modèle, proche d’une « pédagogie inversée » : le cours se délivre à distance et le face-à-face maître-élèves est entièrement consacré à l’application des connaissances, à des exercices, à des cas pratiques. 
Ironie de l’histoire : on en reviendrait alors à la pédagogie du XIXsiècle, quand seule l’élite de l’élite accédait aux études secondaires. « C’était alors une pédagogie de l’exercice intellectuel, dont le but n’était pas d’amasser le maximum de connaissances, explique l’historien Claude Lelièvre. Les étudiants passaient le plus clair de leur temps en études à lire et à faire des exercices. Les quatre heures de cours par jour servaient à corriger les devoirs et vérifier que la leçon était comprise par tous. » Selon lui, l’édifice du cours magistral, qui n’a finalement qu’un siècle, est en train de flancher. « Les termites ont commencé à y creuser leurs trous. Il reste à y porter les derniers coups qui le feront tomber. »

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