Regard neuf sur l’Education nationale et l’intégration à la française, après la sortie d’un documentaire sur une classe d’accueil de jeunes immigrés à Paris. Rencontre avec 24 élèves et une prof exaltants.
Toutes ces télés, toutes ces radios, tous ces journaux, toute cette excitation, toutes ces lumières, tous ces «maintenant, j’ai besoin des deux gazelles», tous ces «tiens-toi prêt pour le direct, t’as du répondant, ça va très bien se passer», pour Andromeda, Daniil, Djenabou, Thathsarani, Yon, Xi, Maryam, Naminata, Mihajlo, Oksana et bien d’autres adolescents… Leur arrivée en France, terre d’accueil, n’a pas forcément eu lieu sur un tapis volant et le droit d’y rester a souvent été gagné (ou perdu) au prix d’une lutte harassante. Tout cet «énorme buzz», aussi, et«la fierté» du ministre de l’Education nationale, Vincent Peillon, «pour l’école de la République française et sa capacité d’accueil». En l’occurrence, le collège de la Grange-aux-Belles, dite «la GAB» ou, parfois même, «la grande méchante GAB», situé en zone d’éducation prioritaire (ZEP), dans une cité du Xe arrondissement à Paris, collège archifui par la bourgeoisie intellectuelle de gauche locale, et par le biais du film, promu en modèle.
PRÉDIRE À REBOURS
Tout ce plébiscite enfin pour la Cour de Babel, de Julie Bertuccelli, un documentaire, sorti mercredi et dont le financement a été refusé par toutes les chaînes de télé, y compris Arte - qui a participé à l’aventure au moment du montage -, et le CNC (Centre national du cinéma), qui ne lui a accordé l’avance sur recettes qu’après la réalisation ? «C’est encore mieux d’être soutenu à la fin», s’exclame mi-ironique, mi-sincère, la productrice des Films du poisson, Yaël Fogiel.
La Cour de Babel est donc une histoire qui finit bien à plus d’un titre. Et il serait tentant de prédire à rebours, comme un collègue avisé, que «ce n’est pas très étonnant». Sauf que pas du tout. Rien ne va de soi, dans cette success-story qu’est le film, et surtout pas ce qu’il montre. Un an durant, Julie Bertuccelli a filmé des élèves dont le dénominateur commun n’est ni l’âge, ni l’origine sociale, ni le niveau scolaire, ni la religion, ni la langue, ni le parcours migratoire, mais la non-connaissance du français. Comment un groupe se forme ? Comment prend-il corps à partir d’une absence ? Par quelle alchimie des adolescents qui ne sont pas destinés à s’entendre, au sens premier du terme, s’allient pour apprendre, et vivent, selon l’une d’entre eux, «une seconde naissance» ? Et pourquoi, alors que la «lepénisation des esprits» ne fait plus un pli et que le gouvernement a renoncé à tenir ses promesses sur le droit de vote aux immigrés, la Cour de Babel emballe les salles lors des avant-premières dans toute la France, mais aussi en Belgique et en Suisse, dont certains cantons viennent d’effectuer une votation pour restreindre les flux migratoires ?
Ce mercredi après-midi, une semaine avant la sortie du film, la quasi-totalité des vingt-quatre élèves s’est donc retrouvée, au milieu des fraises Tagada et des gâteaux au chocolat, dans le bar d’un cinéma pour rencontrer la presse, telles des stars américaines en goguette. Deux ans ont passé, la classe s’est éparpillée, ils ont grandi, on ne les reconnaît pas tous, notamment certaines jeunes filles, spectaculairement hissées sur des talons vertigineux. Parmi les rares qui ont dû repartir à l’étranger, il y a Djenabou, sac à main imprimé panthère assorti à ses Stiletto, qui a fait le trajet d’Arabie Saoudite pour voir le film. Djenabou ? La plus jeune de la classe, qui dans le film dit «n’être bien qu’avec elle-même» et avoir«pour seul ami, Dieu». Mais le plus grand nombre est aujourd’hui scolarisé dans des lycées à Paris et, pour une partie, en seconde générale. Aucun n’a décroché ou n’est en échec scolaire depuis qu’ils ont quitté la classe d’accueil (1). «Je connais le parcours de chacun, et même si c’est dur et s’il y a des ambitions différentes, ils sont contents de leur choix et ils s’accrochent», assure Brigitte Cervoni, leur professeure de français lorsqu’ils étaient à la GAB.
«COMME UN BÉBÉ»
Brigitte Cervoni, aujourd’hui inspectrice à Nanterre dans l’académie de Versailles pour les classes du primaire, est «une héroïne du quotidien»,selon Vincent Peillon. Mais une héroïne qui ne se vit pas comme telle, et comme il en existe, on peut l’espérer, un grand nombre dans l’Education nationale. Ce que filme Julie Bertuccelli n’est pas l’enseignement des disciplines, dispensé en classe d’accueil comme ailleurs, mais les échanges pendant les cours d’apprentissage du français, où la part orale est essentielle. La professeure, qu’on entend d’abord en off, apparaît peu à peu à l’image. C’est elle la matrice du groupe, celle qui permet que les élèves ne soient pas des éléments épars murés dans leur solitude et leur histoire parfois dramatique, mais des personnes qui acceptent de s’intéresser aux autres et de compter sur eux.
Le groupe, cette entité fragile, si prêt à se dissoudre en cas d’adversité, est ici solide : «C’est fondamental dans une classe d’accueil, dont les élèves sont pour certains en grande souffrance et qui vivent un exil souvent subi, de réussir à créer un espace suffisamment rassurant pour qu’ils y apprennent la langue. Certains le disent, lors du premier jour : "Je me sens comme un bébé." Il y a la honte de ne plus pouvoir s’exprimer, d’être déficient et défaillant dans un système scolaire complètement nouveau», explique Brigitte Cervoni.
Dans tous les cas, la plus grande hétérogénéité prédomine. Dans la classe filmée par Julie Bertuccelli, Brigitte Cervoni enseignait à des élèves de 11 à 16 ans, d’un niveau qui allait de la sixième à la troisième. Parmi eux, beaucoup s’occupaient de leur famille : interprète pour les parents, ils devaient aussi (se) faire à dîner, veiller sur des frères et sœurs, vivre seuls pendant que l’adulte travaille. Brigitte Cervoni : «Et, à un âge où l’on ne souhaite rien de mieux qu’être semblable à l’autre, ils arrivent au collège en craignant que leur parcours les différencie absolument. Du coup, il faut créer des activités qui leur permettent de partager leur histoire. Ou du moins ce qu’ils ont envie d’en dire. Ce sont souvent des bribes. Mais aussi des projets fédérateurs : en ce qui concerne mes classes, c’était surtout la création d’un film.» Avec une obligation : «Ne jamais mélanger les genres, s’interdire de basculer sur le versant psy, ou de se substituer à l’assistante sociale. Mais rester un prof qui a la mission spécifique de faciliter l’intégration dans une classe ordinaire.»
DISCRÉTION ET NON-INTRUSION
Que faire lorsqu’on apprend qu’une élève, souvent absente car souvent malade, finit par expliquer qu’elle vit «dans une toute petite cave à Bondy [Seine-Saint-Denis, ndlr] avec neuf personnes» ? «J’étais abasourdie. J’ai mis en relation la famille avec l’assistante sociale. C’est important que ce ne soit pas moi qui règle le problème.» Comment réagir lorsqu’en discutant avec un parent on saisit qu’une mystérieuse impossibilité d’écrire d’un élève, par ailleurs excellent à l’oral, est liée avec un terrible secret de famille ? «On est toujours sur un fil. Je ne m’empêche pas d’être empathique ou de former des hypothèses sur les raisons d’agir des élèves. C’est même essentiel pour supporter des réactions intempestives qui pourraient, si on ne les décode pas, aller jusqu’à occasionner des conseils de discipline et des exclusions. Mais je m’interdis toute interprétation sauvage.»
Entre le dit et le non-dit, ce qu’on perçoit et ce qu’il serait intrusif d’avancer, il y a un dosage auquel tout enseignant attentif est probablement confronté. Dans le film, il y a notamment un passage où l’on comprend qu’une élève, Rama, a été quasi interdite de scolarité avant de venir en France, si bien qu’un redoublement, et tout ce qui lui semble entraver ses études, lui est intolérable. Brigitte Cervoni le lui fait remarquer. «Mais je n’irais pas plus loin. Il est sans doute plus délicat de rester à sa place dans une classe où l’on demande aux élèves de parler beaucoup d’eux-mêmes.»
Ce qui frappe, c’est que Julie Bertuccelli a décidé pour son film d’une structure qui impose tout autant la discrétion et la non-intrusion. Dansla Cour de Babel, on n’apprendra rien d’un élève en son absence, aucune conversation entre profs n’est filmée, la caméra ne s’éloigne jamais des visages et des effets qu’ont sur eux les mots. Ce n’est qu’occasionnellement et en même temps que l’enseignante, lors de la remise des bulletins, qu’on apprend de la bouche d’une cousine de la tante que telle jeune fille n’a pas intérêt à faire de «bêtises», car si elle retourne au pays, elle sera excisée. Mariage forcé, histoire d’amour, crise économique en Irlande, volonté de devenir virtuose ou de retrouver son père : les motifs des voyages surgissent comme les pièces de puzzle dont la totalité de l’image manque toujours.
Le hors-champ reste opaque, et c’est très singulièrement que Julie Bertuccelli invente un dispositif où l’exhaustivité est rigoureusement chassée au profit d’une forme. «J’ai dû m’obliger à retirer énormément de belles scènes, qui ne faisaient pas partie de ce film.» Entre les murs, on y est, on y reste, et on scrute les visages.
RUSSE OU WOLOF, LA MÊME DIGNITÉ
Et que voit-on ? Une chose infiniment rare, qui explique peut-être l’adhésion et l’émotion que suscite le film : le plaisir d’être en classe. Brigitte Cervoni : «Cela ne va pas de soi. Je me souviens d’une élève qui refusait d’apprendre la langue française, car s’y mettre, c’était accepter l’exil. Elle tressaillait quand je m’approchais d’elle. Le jour où elle m’a fait un demi-sourire, c’était rien, mais j’étais heureuse. On essaie de valoriser tous les progrès, aussi infimes soient-ils. Et il y en a toujours. Je ne connais pas d’élèves qui se satisfont d’être en échec scolaire.» Dans le film, il y a Xin, 14 ans, jeune Chinoise qui, arrivée en France, retrouve sa mère qu’elle n’a pas vue depuis dix ans, apprend-t-on. Mais en quittant la Chine, il lui a fallu renoncer à sa grand-mère qui l’a élevée.«Je ne suis bien nulle part», dit l’adolescente au début de l’année, sans sembler bien comprendre les questions de l’enseignante, et qu’on voit au fil des mois s’épanouir.
Ce qui étonne, c’est que les scènes de violence sont rares et maîtrisées. Angélisme ? Julie Bertuccelli a-t-elle oblitéré l’indiscipline et les incivilités qui sont l’enfer des professeurs et des élèves ? Non, expliquent de concert la cinéaste et l’enseignante. Brigitte Cervoni : «Il n’y a pas eu de conseils de discipline dans cette classe. Ils sont par ailleurs exceptionnels en classe d’accueil, peut-être parce que les élèves sont rarement désabusés. Ils viennent d’arriver. Ils sont dynamiques et prêts à prendre tout ce qu’on leur propose.» Julie Bertuccelli : «Brigitte Cervoni a une compétence particulière pour désamorcer ce qui pourrait mal tourner. Il m’arrivait de passer dans le couloir, quand la même classe avait cours avec un autre prof, il y avait du chahut !»
Il y a dix ans, le député (UMP) Jacques-Alain Bénisti avait, sous l’égide de Nicolas Sarkozy, publié un rapport établissant une corrélation entre bilinguisme et délinquance, visant à interdire aux parents de parler«l’étranger» (sic) en famille, et bien sûr de faire entrer leur langue maternelle dans les établissements. Si Bénisti a fait hurler les linguistes et les pédopsychiatres, l’institution scolaire est au mieux ambivalente à l’égard de la langue d’origine qu’elle maintient à l’écart, du moins dans les classes normales, comme si l’intégration provenait tout naturellement de l’abandon de la culture des parents. Une évidence mise en miettes dans le film, où l’on voit, au contraire, l’enseignante prendre appui sur la langue maternelle. Brigitte Cervoni : «Pour qu’ils apprennent le français, il est nécessaire qu’ils soient fiers de leur langue et de leur pays d’origine. Je dois veiller à accorder la même importance à toutes les langues, et qu’il n’y ait surtout pas de sous-langue. Parler russe ou wolof a la même dignité. Lorsque les élèves expliquent aux autres le fonctionnement de leur langue, ils sont en situation d’apprentissage du français. Et, bien sûr, j’engage les élèves à poursuivre la pratique de leur langue maternelle. Je me souviens d’une ado qui me disait : "Je sens que j’oublie l’arabe, alors que je ne parle pas bien le français." C’est fondamental qu’ils aient des mots et un espace pour dire cela.»
«DONNER LE GOÛT DU RISQUE»
La plupart du temps, l’enseignante n’a aucune connaissance de la langue des adolescents. Si c’est le cas, elle ne crée pas un privilège en parlant avec l’élève dans sa langue maternelle. «Pour me faire comprendre, j’utilise des gestes, des images.» Pour qu’ils osent s’exprimer, non seulement Brigitte Cervoni ne corrige pas toutes les erreurs, mais insiste sur l’intérêt de certaines. «Afin de leur donner le goût du risque dans la prise de parole, mais aussi leur montrer que c’est en se trompant qu’on apprend.»
Brigitte Cervoni met des notes «puisqu’on [le lui] demande», mais donne toujours une seconde ou une troisième chance aux élèves en refaisant les contrôles, et en ne conservant que le plus réussi. «Pourquoi garder trace des échecs quand la compétence est acquise ? Ce qui est important, c’est que les élèves progressent. S’il y a une notion dont je n’ai jamais compris l’intérêt, c’est celle d’établir une moyenne des notes. Le mot évaluation dit bien qu’il s’agit de voir la valeur. Quand un élève a 2, puis ensuite, avec le même type d’exercice, obtient 10, le 2 passe à la trappe.»
Brigitte Cervoni dit qu’elle n’enseignerait pas différemment dans les classes d’élite. «Encourager les élèves à parler pour les aider à s’exprimer à l’écrit, s’appuyer sur leurs progrès, faire des évaluations formatives, mettre l’accent sur leurs expertises spécifiques et créer des dispositifs qui leur permettent de se connaître : je ne vois pas pourquoi la bienveillance devrait être réservée aux classes d’accueil. Il y a beaucoup de souffrance et d’humiliation dont on pourrait faire l’économie, sans rien retirer aux établissements prestigieux.»
Pendant une dizaine d’années, ce fut elle, l’étrangère, dans une langue incompréhensible. A Prague, alors capitale de la Tchécoslovaquie, mais aussi en Albanie, où elle était lectrice à l’université de Tirana, en 1988, quand le pays était complètement fermé, et dont les habitants n’avaient pas le droit d’être seuls avec des Français. «Mon mari et moi avions émis le désir d’apprendre l’albanais. C’était une mesure de survie intellectuelle, nous n’avions aucune nouvelle du monde. Les autorités nous ont confiés à un homme qui ne devait partager aucune langue avec nous. Outre l’albanais, il parlait le roumain. Je me souviens des premières phrases apprises : "C’est un soldat. C’est un soldat avec un fusil."» C’est à son retour en France qu’elle décida de n’enseigner qu’en ZEP, et prioritairement, dans les classes d’accueil.
(1) Un autre dispositif est réservé aux élèves jamais scolarisés dans leur pays, les classes d’accueil pour les non scolarisés antérieurement (CLA-NSA).
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