On a tous un jour ou l'autre “poussé la seringue”. » C'est le président d'un syndicat de médecins qui le dit, réclamant pour une fois l'anonymat. La mort est un sujet dont les généralistes discutent peu entre eux. Trop lourd, trop personnel. Un moment bien particulier de la relation entre les médecins traitants et certains de leurs patients qu'ils acceptent de suivre jusqu'aux derniers instants quand la facilité serait de les adresser à l'hôpital. Alors que François Hollande a promis un projet de loisur l'accompagnement de la fin de vie, le rôle des médecins à l'avenir est au coeur des débats. Quelques-uns ont accepté de nous parler de leur pratique, sous leur nom ou anonymement.
« Docteur, est-ce que vous m'aiderez ? » La question est posée parfois, alors que la fin de vie n'est pas toute proche. « Je réponds qu'ils ne sont pas tombés sur le bon médecin pour ça, explique le docteur O., généraliste dans l'Ouest depuis trente ans. Je n'ai pas la prétention d'être celui qui décide. »
IL AIDE « À PARTIR »
Quand les derniers instants arrivent, il en va autrement. Il aide « à partir » quand le patient a mal, que « trop, c'est trop ». « Ils ne demandent rien de vive voix. Mais quand on leur touche le front de la main, en nous regardant bien droit, ils disent avec les yeux : “Je suis prêt”. »
Il se souvient d'un samedi soir. Il était 23 h 30. Toute une famille attendait qu'une mère « s'en aille » et lui demandait de « faire quelque chose », parce que c'était ce qu'elle voulait. Il a répété qu'il n'avait pas le droit, qu'il pouvait juste augmenter la morphine. « Mais je savais quelle serait l'issue », glisse-t-il.
Il est arrivé aussi qu'un patient demande à Stéphane Pertuet, médecin à Barentin (Seine-Maritime), « Dites, vous ferez ce qu'il faut ? » – une façon de dire qu'ils ont peur de la mort, selon lui. Il répond que oui. « C'est suffisamment évasif pour que le patient entende ce qu'il veut. » Il se souvient d'un ancien militaire qui lui avait fait promettre de ne pas l'hospitaliser « à la fin », et de faire« ce qu'il faut » pour qu'il parte « dans des conditions dignes ».Un jour, en état de choc, il a lâché : « Finissez-moi. » « Evidemment, je ne l'ai pas fait. Mais j'ai fait en sorte qu'il ne souffre pas en mettant en place des traitements gradués, en sachant que cela pourrait le tuer. S'il m'avait senti hésitant, cela aurait été un fiasco », raconte-t-il.
Il faut alors puiser dans la pharmacopée. Utiliser du curare ou du chlorure de potassium mènerait tout de suite au décès. Ce serait un crime. Ce que peuvent faire les médecins, selon la loi Leonetti de 2005, c'est mettre en place une sédation pour soulager la souffrance et éviter une épouvantable agonie. Ils mélangent alors anxiolitiques, hypnotiques, morphine ou autres antalgiques, provoquant une dépression respiratoire et la mort, quelques heures ou jours après. « Sans intention » de la donner, comme le stipule la loi, martèlent-ils tous.
SE METTRE À SA PLACE
Les mots ont leur importance. « C'est vrai qu'on abrège la durée de vie, on ne peut pas le nier. Certains ne voient pas la différence, moi si. Oui, j'aide à mourir, tuer c'est différent, c'est une action immédiate, explique le docteur G., généraliste dans le Sud-Est.Augmenter la dose n'a rien à voir avec une euthanasie. »
Quand il arrive chez un malade dont il accompagne la fin de vie, le docteur Pertuet explique qu'il ne sait pas ce qu'il va faire. « Je suppose, je pressens que je vais provoquer la mort, mais je n'ai alors pas d'autre choix, sinon le patient souffre. » Il essaye de se mettre à sa place, prend en compte sa personnalité, sa culture, sa religion.
« Ne vous inquiétez pas, je vous aiderai », a plus d'une fois répondu Bernard Senet à des personnes dont les douleurs n'étaient pas soulageables : « Eh oui, quand le patient est inconfortable malgré la morphine, on ouvre le tuyau de la seringue électrique et tout part. » Celui qui parle si franchement est à la retraite, et médecin conseil de l'ADMD, association qui milite pour l'euthanasie. Il a exercé en cabinet, et aussi géré des lits de soins palliatifs dans un hôpital.
Durant sa carrière, une ou deux fois par an, il s'est retrouvé dans cette situation, et estime que ce doit être le cas de bien d'autres. Il reçoit souvent des appels de confrères qui demandent conseil. « Je ne suis pas une exception. Par peur des juges, les autres ne veulent pas dire qu'on le fait, dans de bonnes conditions, et que ce n'est jamais facile, lâche-t-il. Mais à partir du moment où vous arrêtez les traitements, vous savez que vous condamnez à mort. A partir du moment où vous délivrez de l'Hypnovel à l'hôpital, vous savez que vous allez provoquer un arrêt respiratoire. S'il n'y a pas d'intentionnalité là-dedans… »
« JE FAIS DE L'ACCOMPAGNEMENT JUSQU'À LA MORT »
Tous les médecins ne le font pas, mais pour eux, assumer leurs patients en fin de vie, c'est leur rôle. « Je me souviens très bien de mon premier accompagnement : c'est une des aventures humaines les plus importantes de ma vie, raconte le docteur Pertuet. C'est la quintessence de notre engagement. Il faut alors être très bon technicien et très bon psychologue. Mais on n'en sort pas indemne. »
« Je fais de l'accompagnement jusqu'à la mort, parce que la mort, cela fait partie de la vie », dit le docteur R., généraliste avec une spécialisation en soins palliatifs en région parisienne. Récemment, un patient de moins de 70 ans, gravement malade, lui a demandé s'il accepterait de lui faire « une injection ». Même si la loi changeait, le médecin dit qu'il n'ira jamais jusque-là.
La loi n'est pas cependant forcément au coeur des préoccupations de tous. Le docteur Pertuet fait « de la même manière aujourd'hui qu'avant ». « Je regarde d'ailleurs les débats d'experts avec amusement, ils se retranchent derrière des convictions religieuses, la sacro-sainte éthique ou les soins palliatifs. Or moi, plus j'y réfléchis, moins j'ai de certitudes. » Ce qui compte, « c'est ce dont ils ne parlent jamais : l'humanité, la technique, le colloque singulier entre le médecin et son patient ».
« TUER DOIT RESTER UN INTERDIT »
La loi Leonetti a en revanche rendu le docteur G. plus serein. «Avant, on était limité sur le plan légal. On ne pouvait pas manier les thérapeutiques en sachant qu'on était à un niveau létal. » Il a apprécié l'avis de l'ordre des médecins, d'habitude « plutôt rétrograde », qui s'est dit en 2013 en faveur d'une sédation terminale pour les patients aux douleurs jusque-là insurmontables, « par devoir d'humanité ».
« Ce n'est pas un pas vers l'euthanasie, tuer doit rester un interdit », insiste le docteur Faroudja, responsable de la section éthique du conseil de l'ordre, rappelant la nécessaire fidélité au serment d'Hippocrate. Il le reconnaît, « entre donner la mort et endormir le patient et la laisser venir, la différence est étroite ».Mais elle existe.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire