«Vous l’appelez Claude ! s’exclama Annie, surprise. Je croyais que son nom était Claudine. - Oui, en réalité, c’est bien Claudine. Mais Claude a horreur d’être une fille et, pour lui faire plaisir, nous l’appelons Claude, ce qui fait plus masculin. D’ailleurs, elle s’obstine à ne pas répondre lorsqu’on l’appelle Claudine.»
De quel livre pour enfants est donc extrait cet étonnant dialogue, car il s’agit, en effet, d’une œuvre destinée à la jeunesse ? Ne s’agit-il pas de l’un de ces «ouvrages idéologiques» dont l’acquisition par les bibliothèques municipales est vivement dénoncée, au nom de la protection de l’enfance et de la défense de la famille, par divers mouvements conservateurs ? N’est-ce pas une nouvelle manifestation de la «culture de mort» contre laquelle ces mêmes mouvements ont décidé de mener une lutte sans merci ? La réponse surprendra peut-être ; cette citation est issue de l’un des plus grands classiques de la Bibliothèque rose : le Club des Cinq et le Trésor de l’île, premier roman d’une série de vingt et un, que l’on doit à la plume d’Enid Blyton (1897-1968). Ces romans, publiés au Royaume-Uni de 1942 à 1963, parurent en France de 1955 à 1967 et sont encore l’objet de rééditions régulières à l’attention d’un public d’enfants de 10 à 12 ans.
Sans doute le Club des Cinq et le Trésor de l’île, écrit en 1941 et édité en France en 1962, diffère des livres mis à l’index par les pourfendeurs de la «théorie du genre» en ce qu’il est d’abord un roman d’aventure, duquel est bannie toute évocation de la sexualité. Force est cependant de constater que l’un des héros de ce roman est une jeune fille de 11 ans, aux cheveux coupés très court, au visage hâlé, habillée en garçon et revendiquant une identité masculine en des termes dénués de toute ambiguïté : «Je suis Claude, répondit la fillette, et je ne vous répondrai que si vous m’appelez ainsi. Je déteste être une fille. Je ne veux pas en être une. Je n’aime pas les jeux de filles. Je n’aime que les jeux de garçons. Je sais grimper aux arbres mieux que n’importe quel garçon et je nage plus vite qu’aucun d’entre eux. Je sais également naviguer à la voile aussi bien que n’importe quel marin de la côte. Vous devez m’appeler Claude. Seulement alors je vous parlerai. Sinon, vous ne tirerez pas un mot de moi (1).»
Son mépris pour les robes et poupées vaut à Claude un rappel implicite à la matérialité morphologique, que Blyton place dans la bouche d’Annie, d’un an plus jeune que Claude : «Tu n’es pas très polie, protesta-t-elle. Je suis sûre que mes frères se moqueront de toi si tu te donnes des airs de tout savoir. Ce sont de vrais garçons, eux ! Pas des garçons manqués comme toi !» En quelques pages d’une compréhension aisée, Blyton invite ses jeunes lectrices et lecteurs à réfléchir à la pertinence de l’assignation à un sexe selon un critère tiré de la forme des organes génitaux. L’écrivaine ne s’arrête pas là ; la suite du roman révèle que Claude rame mieux que son cousin François, pourtant son aîné d’un an, est aussi plus habile que lui à la nage et dirige son canot avec sûreté parmi les récifs. L’histoire s’achève sur le triomphe de Claude ; celui-ci, après la découverte du trésor et la capture de ceux qui voulaient s’emparer de l’or caché dans l’île, est reconnu comme un garçon à part entière par son propre père : «Puis il ébouriffa les cheveux courts et bouclés de Claude. "Et je suis fier de toi, Claude !" ajouta-t-il. "Oui, je suis fier de toi, mon garçon !"» L’œuvre révèle ainsi sa double nature ; à la recherche du trésor s’ajoute une quête identitaire, elle aussi couronnée de succès ; le roman opère, par cette fin heureuse, une révolution de valeurs, démontrant que l’on ne punit pas toujours celles et ceux qui n’arrivent pas à faire leur genre comme il le faut (2). Blyton, au soir de sa vie, avouera que le personnage de Claude est inspiré d’elle-même (3) ; ce qui explique le ton presque militant de son livre, queer avant la lettre.
Que faisaient donc, au plus fort de la diffusion, en France, des romans de Blyton, celles et ceux qui viennent grossir les rangs de la Manif pour tous, du Printemps français, de Civitas et d’autres groupements de la même eau ? Elles et ils lisaient les aventures du Club des Cinq, que leurs parents avaient placées dans leurs mains innocentes ! Elles et ils prirent fait et cause pour Claude dans son âpre opposition à une société bien-pensante qui niait son identité de genre ! Ces lectrices et lecteurs de Blyton sont malheureusement devenus, à l’âge adulte, des censeurs amnésiques, figés dans leurs certitudes.
La signification sociale attachée par l’époque contemporaine aux manifestations physiologiques de la puberté fait plier, au prix, parfois, de grandes souffrances, des volontés bien plus farouches que celle de Claude. Il existe, toutefois, des traitements hormonaux inhibiteurs de la puberté qui permettent de la différer en vue d’une transition future, voire de refuser, sans irréversibilité, les catégories du genre, femmes ou hommes. De ce point de vue, la suite du Club des Cinq reste à écrire.
Pétition ouverte le 5 février sur le site Petitionpublique.fr Plus de 14 000 signataires. (1) «Le Club des Cinq et le Trésor de l’île», Hachette, 1962, rééd. 2011. (2) Cf. Judith Butler, «Trouble dans le genre», la Découverte, 2006. (3) Barbara Stoney, «Enid Blyton : The Biography», Hodder & Stoughton, Londres, 1974.
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