ENQUÊTE
La France sous-traite depuis des années la prise en charge des personnes handicapées. Pour des raisons économiques.
Toute sa vie, Hélène, 77 ans, a redouté ce moment. Son fils Christophe est trisomique. Elle l’a gardé à la maison le plus longtemps possible, toujours bien soigné et bien habillé, «tiré à quatre épingles». «Mais il fallait bien un jour lui trouver un autre foyer. J’ai cherché, cherché…» Pas une place de libre. Alors en juillet, elle s’est résolue à accepter la proposition des autorités françaises : expatrier son enfant en Belgique. «Les structures sont saturées en France. Mais le long de la frontière belge, il y a plein de centres, vous aurez le choix. Vous voulez des adresses ?», lui a proposé l’assistante sociale.
Plutôt que de construire un nombre suffisant de structures d’accueil, la France sous-traite depuis des années la prise en charge de milliers de personnes handicapées (essentiellement des handicapés mentaux), en orientant les familles vers la Belgique. Plus de 1 500 mineurs sont concernés – on ne connaît pas les chiffres exacts pour les adultes, entre 3 000 et 5 000.
«D’un certain côté, heureusement que les Belges veulent bien nos enfants, vu que la France n’en veut pas ! Il est inacceptable que l’Etat français se décharge ainsi des personnes handicapées depuis toujours.»Bernard Peyroles a créé il y a sept ans l’association Andephi, qui regroupe des parents de personnes handicapées mentales. Il se bat pour que cesse cet exil forcé et que la France prenne enfin ses responsabilités. En attendant, face à cette carence, un marché juteux s’est développé le long de la frontière belge. Avec le meilleur comme le pire. Si certains établissements sont de bonne qualité, d’autres échappent à tout contrôle.
UN MARCHÉ LUCRATIF POUR LA BELGIQUE ET LA FRANCE
Pour l’économie belge, l’équation est positive. Isabelle Resplendino, secrétaire adjointe d’Autisme France, habite dans la province du Hainaut, près de la frontière. Elle voit pousser comme des champignons de nouveaux centres pour handicapés. «On les appelle des usines à Français. Il n’y a aucun Belge à l’intérieur, si ce n’est le personnel… Dans le coin, tout le monde a quelqu’un dans sa famille qui travaille dans l’un de ces centres.» L’Etat français cautionne ce système, le finance même. La Sécu ou les conseils généraux, ou les deux selon les situations, paient un forfait journalier pour ces ressortissants handicapés exilés en Belgique.
C’est tout bénéf pour les finances de la France ; la différence de prix entre une prise en charge en Belgique et en France peut varier du simple au double. «Les prix changent selon les établissements et la lourdeur du handicap. Mais pour vous donner une idée, en France, le prix à la journée dans un foyer d’accueil médicalisé (FAM) varie entre 200 et 400 euros. En Belgique, c’est plutôt entre 150 et 180 euros», détaille Isabelle Resplendino. Le prix du bâti et des normes belges moins contraignantes expliquent en grande partie la différence de prix. «Par exemple, chez nous, chaque chambre doit être équipée d’une douche individuelle, d’un lavabo avec miroir. En Belgique, non.» Les coûts de personnel sont aussi moins élevés : le taux d’encadrement n’est pas le même, ni les niveaux de salaire. La France fait donc une économie substantielle en sous-traitant ainsi la prise en charge de ses ressortissants handicapés.
DES «USINES À FRANÇAIS» SANS CONTRÔLE
Dès 2005, l’Igas (Inspection générale des affaires sociales) pointait le problème dans un rapport. «Le système wallon possède deux types de reconnaissance des établissements pour handicapés : l’agrément (qui garantit par des contrôles la qualité du fonctionnement et des prestations) et l’autorisation (qui atteste seulement de l’existence de conditions de sécurité). Or, l’autorisation est souvent interprétée, à tort, notamment par les conseils généraux français, comme un label de qualité.» Ces établissements simplement «autorisés» sont des structures privées qui n’accueillent quasiment que des Français. Il en existerait 140 selon le dernier recensement d’Andephi, contre une centaine il y a deux ans.
LES FAMILLES DÉMUNIES ET SANS ALTERNATIVE
Ces structures hors de tout contrôle médical ont pour certaines des pratiques abusives. «Quand vous rentrez, parfois vous prenez peur. C’est comme dans le film Vol au-dessus d’un nid de coucou. Des gosses shootés qui bougent pas», raconte Isabelle Resplendino. Sur le forum d’Andephi, une mère, inquiète pour sa fille, témoigne : «Elle est souvent consignée dans une chambre d’isolement dite de "sérénité" dans laquelle elle est enfermée une demi-journée voire une journée entière. Est-ce que ce sont des méthodes courantes ? Ou bien de la maltraitance ? La dernière fois que j’ai récupéré ma fille, elle avait des difficultés à rester debout et fléchissait sur ses jambes. Je suis en souffrance de ce constat et inquiète concernant sa santé. Que me conseillez-vous ? Que dois-je faire ?» Il y a aussi des centres où le directeur fait visiter aux parents le bâtiment flambant neuf avec un super équipement, des espaces verts. Mais le jour de leur arrivée, changement de bâtiment et de décor.
C’est ce qui est arrivé à Christophe, le fils d’Hélène. «Le directeur de l’établissement m’a vendu sa sauce, en nous disant que Christophe pourrait voir des animaux dans un grand jardin. Au final, il ne met pas le nez dehors. Le jour de son arrivée, le directeur nous a dit que finalement, il irait dans un autre bâtiment. Ils vivent les uns sur les autres, sur des chaises longues à moitié cassées. On est obligé d’appeler avant chaque visite et nous n’avons pas le droit de monter dans sa chambre», raconte-t-elle, dépitée. La dernière fois qu’elle est allée le voir, il s’est mis à pleurer. Du coup, l’établissement a restreint les visites :«Désormais, il ne m’autorise à voir mon fils qu’une fois par mois.» Mais ce qui l’inquiète le plus, c’est ce passage du règlement intérieur, indiquant que l’établissement se réservait le droit d’exiger la tutelle de ses pensionnaires, pour «simplifier les démarches». Les associations conseillent de ne pas céder à ce chantage.
«Le plus révoltant dans cette situation, c’est qu’on ne laisse pas le choix aux familles. C’est la Belgique ou rien», s’insurge Bernard Peyroles, de l’association Andephi. Sur son site Internet, il compile les témoignages. Beaucoup d’histoires se ressemblent. Certains parents quittent leur maison et leur région pour s’installer près de la frontière belge afin de pouvoir rendre visite plus souvent à leurs enfants. Marie-José Colomb, originaire de Toulouse, a vécu à Valenciennes pour se rapprocher de sa fille. «Je ne conseille pas en revanche aux parents d’aller vivre en Belgique. Cela devient vraiment compliqué de faire valoir les droits de votre enfant.» Car non seulement la France exile ses ressortissants handicapés, mais en prime, la Sécu rechigne parfois à rembourser les feuilles de soins faites en Belgique. «A chaque fois, il faut se battre. Moi, je suis impliquée dans le milieu associatif, je connais mes droits, je sais les défendre. Mais tous les autres, comment font-ils ?» Le pire, raconte-t-elle, «ce sont ces familles qui s’entendent dire un beau jour : votre enfant est dans une structure belge depuis vingt ans. Il ne vit plus en France de fait, on arrête de payer.»
LES AUTORITÉS FRANÇAISES PAS PRESSÉES
Dans une récente interview au Monde, la ministre déléguée aux Personnes handicapées, Marie-Arlette Carlotti, déclarait avoir découvert l’existence de «ces boîtes à Français en mars 2013 et combien elles étaient mal contrôlées». Pourtant, l’Igas a rendu un rapport dès septembre 2005, s’alarmant de cette situation. Suivront deux rapports parlementaires, le dernier datant de 2009. En 2011, un accord-cadre a été signé entre la France et la région de Wallonie pour permettre au moins à des inspecteurs du Nord-Pas-de-Calais de mettre les pieds dans ces établissements. Mais cet accord n’est pas encore appliqué. Comme tout texte international, la procédure prend du temps, répond le ministère.«Cela dit, estime Marie-José Colomb, rien n’empêche l’Assurance maladie comme les conseils généraux qui financent de demander des garanties ou un droit de regard sur les pratiques. Mais ce qui les intéresse, c’est les tarifs proposés les plus bas possibles. Pour le reste, ils ferment les yeux.»
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