Recueilli par Édouard REIS CARONA Publié le
L’écrivain et philosophe suisse, handicapé de naissance, est une voix qui apaise en ces périodes troublées. Son credo : « La joie, la paix et la générosité en tout ». Dans ce long entretien, il parle de la crise de la Covid-19, de l’individualisme de nos sociétés, de souffrance mais aussi d’espérance et de travail sur soi. Passionnant.
Philosophe et écrivain, pourquoi n’aimez-vous pas qu’on vous présente comme un intellectuel ?
Mon rapport à la philosophie est d’ordre affectif. Je n’ai pas une pensée précise ni une vision globale sur l’épistémologie (études et réflexions sur les sciences, NDLR) ou la politique. En ce sens, je ne suis pas un intellectuel. Dès mon adolescence, j’ai glané dans la tradition philosophique des outils pour essayer de moins souffrir, comprendre le monde et, surtout, glaner une joie inconditionnelle. Celle que je devinais chez mes camarades d’infortune, des êtres meurtris dans leur chair. Finalement, c’est comme un coup de foudre. On est libre et déterminé à la fois. C’est ça le mystère, la liberté ne s’oppose pas au hasard, au déterminisme, à mille influences venues du dehors et du dedans.
Vous avez signé plusieurs best-sellers consacrés à la joie ou à l’éloge de la faiblesse. La construction de soi est-elle un combat ?
Je pense que s’il y a des luttes et des combats journaliers, le centre de notre existence n’est pas pris dans une lutte sauf à nous conduire inévitablement à l’épuisement. Tous les combats ne sont pas bons ni profitables. Le philosophe grec Épictète donne un enseignement clair, limpide, simple : « Parmi les choses, certaines dépendent de nous, d’autres pas. » Si l’on dilapide notre énergie en de vains combats, c’est l’épuisement, le découragement. Chaque jour, dès son réveil, se demander quels sont les grands chantiers d’une vie et s’y lancer allègrement.
Comment trouver du réconfort dans un tel contexte anxiogène ?
Chögyam Trungpa, un maître tibétain que j’aime énormément – avec Nietzsche, c’est celui qui me soutient le plus au quotidien – m’apprend à renoncer à toute sécurité. La détente, la joie, c’est cesser de lutter, cesser d’aspirer à quelque bunker spirituel. Ce qui m’apaise aussi, c’est la rencontre, cheminer avec des amis dans le bien, avancer et poser des actes. Rien de pire que l’immobilisme. Dès que je patine dans une souffrance, dès que je m’engonce dans la tristesse, je me demande quel acte je peux accomplir pour aller un peu mieux.
Vous traversez des périodes de grandes souffrances. Il faut être capable de dire quand on va mal ?
La vie spirituelle réclame souvent un chemin de crête. À la fois, c’est en nous qu’il y a ultimement les ressources mais, pour y accéder, il faut parfois passer par l’autre. Car seul avec soi-même, on peut s’engouffrer, s’enliser. C’est une grande force que de pouvoir demander de l’aide, être clair face à ses attentes, ses besoins.
« On galope de plus en plus vers un individualisme forcené »
Comme exprimer ce besoin de l’autre ?
Dans une société individualiste comme la nôtre où on marche à la performance et à la compétition, c’est un sacré courage de ralentir et de dire qu’on n’en peut plus. Je crois beaucoup en l’amour inconditionnel, accueillir l’autre avec les saisons de son âme, avec ses blessures. Quand j’allais mal, j’ai souvent rêvé d’un guichet où l’on serait accueilli sans jugement. Nous pouvons être ce guichet pour les autres.
La gestion de la pandémie est-elle solidaire selon vous ?
Je serai le dernier à vouloir juger une société. Bien sûr, il y a le mauvais comme le meilleur et c’est un cadeau qu’on ait pu enfin réaliser l’extrême bienveillance du personnel soignant, des employés des magasins… On galope de plus en plus vers un individualisme forcené et si la crise permettait de remettre en cause ces schémas, on pourrait avancer sacrément. D’urgence, il faut réhabiliter le « nous ». Une société n’est pas un parcage de « je », d’entités séparées : c’est la réunion de femmes et d’hommes libres et généreux.