La multiplication des violences à l’égard des femmes et des minorités révèle l’étendue des frustrations sexuelles, politiques et économiques des hommes en terre d’islam, détaille la philosophe marocaine dans un entretien au « Monde ».
Entretien. Essayiste et philosophe, Nadia Tazi est spécialiste des études sur la virilité dans le monde musulman. Son dernier essai, Le Genre intraitable. Politiques de la virilité dans le monde musulman, a été publié en 2018 chez Actes Sud.
Fin mars, une personne transgenre a été agressée par des manifestants, à Paris, lors d’une manifestation contre Bouteflika. N’est-ce pas là une réaction viriliste exacerbée, qui recoupe des comportements que l’on retrouve dans certains pays musulmans ?
On a vu des violences comparables à Cologne, le 31 décembre 2015, ou sur la place Tahrir, au Caire, en 2011. Elles sont le fait d’hommes jeunes, rassemblés sur des places publiques en état d’ébullition festive ou politique. Elles renvoient à des problèmes anthropologiques fondamentaux qui n’ont pas été réglés, en particulier celui de la virilité. Cette masculinité a perdu son ethos, ses valeurs et ses codes, sous les effets conjugués du despotisme, d’une modernisation exogène souvent brutale et de l’islamisme.
Dans le monde arabe, la rue, qui est leur territoire, a toujours eu mauvaise réputation. Elle est le lieu du brassage des sexes, des classes sociales, des âges et des mœurs, le terrain des déchaînements populaciers. Le vieil ordre homosocial non mixte, qui régentait la cité en dehors de l’espace domestique, n’a plus cours aujourd’hui. Mais le nouvel ordre de la liberté et de l’égalité que recouvre la modernité politique n’est pas encore institué. On se trouve dans une zone grise où se télescopent des modèles divergents et où règne le bricolage symbolique. Les anciennes convenances d’hier ne sont plus, mais la citoyenneté n’est pas encore gagnée.
S’il est vrai que seuls les islamistes les plus rigoristes interdisent aux femmes l’accès au dehors, il n’en reste pas moins que le harcèlement des passantes y est encore trop fréquent – comme si leur présence n’y était pas légitime. En groupe, les jeunes se défoulent en se livrant à des incivilités. Le nombre entraîne, fait corps, protège. Cela révèle l’étendue des frustrations qui travaillent les esprits et les corps, qu’elles soient sexuelles, politiques, économiques. Confusément, l’influence des idéologies islamistes se fait sentir. L’homosocialité – dont le voile est le corollaire – a toujours été le cheval de bataille de ces populistes contre la « décadence occidentale ». C’est sur la base de ce principe d’ordre moral qu’ils cherchent à reconstruire la communauté musulmane.