Une pragmatique de la désinsertion en psychanalyse
Laura Sokolowsky - Membre de l'ECF
Dans le langage commun et administratif, la désinsertion sociale correspond à la situation d’un individu qui a rompu plus ou moins brutalement ses attaches avec sa famille, son travail, ses amis. Cette notion met l’accent sur le vécu de celui qui s’exclut. Du point de vue sociologique, on étudie alors ce phénomène de déclassement social, la façon dont quelqu’un peut devenir Rmiste ou SDF.
La désinsertion n’est donc pas sans lien avec l’exclusion. L’exclusion est le nom de ce qui n’a pas de nom : c’est le nom d’un réel. Cette notion est apparue dans le contexte précis de la montée du chômage, au cours des années 70. Elle correspond à l’émergence d’une nouvelle pauvreté, plus exactement, à la réapparition de la pauvreté dans les grands centres urbains.
Ce terme, qui signifie « être fermé dehors », est une notion négative qui recouvre le monde des sans abri, sans travail, sans domicile, sans famille, sans attaches. La rupture avec l’Autre apparaît accomplie. Rejeté à la marge de la société, l’exclu subsiste grâce à la charité publique. Il déploie des stratégies de survie. Ce phénomène est-il réversible ? C’est une question. Peut-on l’endiguer ? Peut-on intervenir avant que cette rupture, ce lâchage complet avec le social ne s’accomplisse ? L’exclusion serait dès lors le dernier degré de la désinsertion sociale qui renverrait, elle, à l’idée d’un processus, d’une progression, d’une transformation.
Comment se déprend-on du social ? Est-il indifférent, du point de vue psychanalytique, que cette déprise soit ancienne ou bien récente ? Existe-t-il plusieurs types de déprises, impliquant diverses modalités de se réinsérer dans le lien social ? Les personnes qui s’adressent à nous ont-elles l’idée qu’elles y sont pour quelque chose ?
En psychanalyse, nous nous réglons sur d’autres paramètres que l’évaluation de la capacité à tenir ou non un travail dans le système salarial actuel. Nous tenons compte de la position subjective, c’est-à-dire, fondamentalement, du choix du sujet qui décide ou non de se déprendre de l’Autre. Il convient de ne pas confondre la désinsertion telle que peut l'envisager la psychanalyse et la précarité au sens économique du terme, au sens de pauvreté, du manque de ressources financières. Il s'agit là d'un point décisif.
Je me réfère ici au terme employé par Lacan dans son commentaire de 1953 sur l’Homme aux loups. Paradoxalement, ce célèbre patient de Freud n’était pas un homme pauvre, bien au contraire. Au départ, lorsqu'il fit appel à Freud, l'Homme aux loups avait une position de riche. Cette fortune avait grandement participé à sa désinsertion dans la société. Une partie du drame de ce patient était sa désinsertion comme riche, en tant que riche. Très précocement, en effet, l'Homme aux loups fut séparé de tout ce qui, sur le plan social, pouvait constituer pour lui un modèle. A la suite de Freud, Lacan fit valoir que l'Homme aux loups était désinséré car sans modèle social, qu'il était isolé par sa position de riche. Son isolement était corrélé à la défaillance de l'idéal-du-moi.
Par ailleurs, Freud indiquait que son patient se sentait séparé de l’univers par un voile. Ce voile ne se déchirait qu’à un seul moment quand, sous l’influence du lavement, le contenu intestinal sortait de l’intestin. Alors, il se sentait de nouveau bien portant et normal. Dans les rêves de l'Homme aux loups, en effet, il est question d'une femme qui se dévoile, à laquelle lui-même arracherait le voile, dénudant son corps. Le symptôme du vidage brutal du contenu intestinal, où le voile se déchirait brutalement, correspondait à la satisfaction d'un fantasme d'accouchement, de procréation anale, indiquait Freud. Ce fantasme de féminisation isolait ce sujet du monde. Cette position féminine dans l'inconscient était aussi responsable de sa désinsertion.
Le rapport du sujet à la jouissance oriente ainsi l’abord psychanalytique de la désinsertion. Le sujet peut s’être séparé d’une jouissance insupportable localisée dans l’Autre, dans un mouvement d’autodéfense. Il a démissionné, il a divorcé, déménagé, changé de pays. Il s’est dépris du social pour se protéger.
Mais, la déprise peut aussi correspondre au laisser en plan, au lâchage par l’Autre. Ici, le sujet se laisse tomber, il n’oppose plus de résistance à la jouissance mortifère, à la pulsion de mort. La déprise n’a pas une fonction protectrice et l’autodestruction domine. Le recours massif aux toxiques et à l’alcool se rencontre davantage dans ce type de cas.
La déprise peut encore se manifester au moment où un événement social et un événement subjectif coïncident. Par exemple, un licenciement survient alors que le sujet a perdu l’appui d’un partenaire. Il faut avoir les deux conditions simultanées. Le sujet n’arrive alors plus à rebondir. L’isolement et le mutisme sont les marques distinctives de la déprise.
En psychanalyse, la définition de ce que serait une insertion réussie selon les normes sociales n’est guère utilisable. Les modalités de reprise sont, en effet, diverses : il peut s’agir d’un raccrochage par le branchement sur l’inconscient et le rêve, de la restauration partielle d’une invention signifiante protégeant le sujet d’une persécution fondamentale, d’un rebranchement centré sur une séparation d’avec l’objet. Il convient de mentionner aussi la récurrence de l’isolement et de la prévalence de ce que Lacan définissait comme l'appui sur l’ego dans le séminaire qu'il consacra au sinthome. Si nous croyons savoir à l’avance ce qui convient au sujet en matière d’insertion, nous rejoignons dès lors le bataillon de ceux qui s’efforcent de normaliser le sujet. C’est une erreur non seulement éthique, mais aussi clinique, dans la mesure où les sujets qui s’adressent à la psychanalyse ne s’aliènent pas dans les signifiants maîtres contemporains. Les idéaux de réussite professionnelle, d’accumulation de capital, de rentabilité ne sont pas parvenus, en effet, à les captiver.
Bibliographie :
Freud S., Cinq psychanalyses, PUF, Paris, 2007.
Furtos J. et al, Les cliniques de la précarité. Contexte social, psychopathologie et dispositifs, Masson, Paris, 2008.
Lacan J., Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Seuil, Paris, 2005.
Oberholzer K., Entretiens avec l'homme aux loups. Une psychanalyse et ses suites, Gallimard, Paris, 1981.
Rilke R. M., Le livre de la pauvreté et de la mort, Actes Sud, Paris, 1982.
Laura Sokolowsky - Membre de l'ECF
Dans le langage commun et administratif, la désinsertion sociale correspond à la situation d’un individu qui a rompu plus ou moins brutalement ses attaches avec sa famille, son travail, ses amis. Cette notion met l’accent sur le vécu de celui qui s’exclut. Du point de vue sociologique, on étudie alors ce phénomène de déclassement social, la façon dont quelqu’un peut devenir Rmiste ou SDF.
La désinsertion n’est donc pas sans lien avec l’exclusion. L’exclusion est le nom de ce qui n’a pas de nom : c’est le nom d’un réel. Cette notion est apparue dans le contexte précis de la montée du chômage, au cours des années 70. Elle correspond à l’émergence d’une nouvelle pauvreté, plus exactement, à la réapparition de la pauvreté dans les grands centres urbains.
Ce terme, qui signifie « être fermé dehors », est une notion négative qui recouvre le monde des sans abri, sans travail, sans domicile, sans famille, sans attaches. La rupture avec l’Autre apparaît accomplie. Rejeté à la marge de la société, l’exclu subsiste grâce à la charité publique. Il déploie des stratégies de survie. Ce phénomène est-il réversible ? C’est une question. Peut-on l’endiguer ? Peut-on intervenir avant que cette rupture, ce lâchage complet avec le social ne s’accomplisse ? L’exclusion serait dès lors le dernier degré de la désinsertion sociale qui renverrait, elle, à l’idée d’un processus, d’une progression, d’une transformation.
Comment se déprend-on du social ? Est-il indifférent, du point de vue psychanalytique, que cette déprise soit ancienne ou bien récente ? Existe-t-il plusieurs types de déprises, impliquant diverses modalités de se réinsérer dans le lien social ? Les personnes qui s’adressent à nous ont-elles l’idée qu’elles y sont pour quelque chose ?
En psychanalyse, nous nous réglons sur d’autres paramètres que l’évaluation de la capacité à tenir ou non un travail dans le système salarial actuel. Nous tenons compte de la position subjective, c’est-à-dire, fondamentalement, du choix du sujet qui décide ou non de se déprendre de l’Autre. Il convient de ne pas confondre la désinsertion telle que peut l'envisager la psychanalyse et la précarité au sens économique du terme, au sens de pauvreté, du manque de ressources financières. Il s'agit là d'un point décisif.
Je me réfère ici au terme employé par Lacan dans son commentaire de 1953 sur l’Homme aux loups. Paradoxalement, ce célèbre patient de Freud n’était pas un homme pauvre, bien au contraire. Au départ, lorsqu'il fit appel à Freud, l'Homme aux loups avait une position de riche. Cette fortune avait grandement participé à sa désinsertion dans la société. Une partie du drame de ce patient était sa désinsertion comme riche, en tant que riche. Très précocement, en effet, l'Homme aux loups fut séparé de tout ce qui, sur le plan social, pouvait constituer pour lui un modèle. A la suite de Freud, Lacan fit valoir que l'Homme aux loups était désinséré car sans modèle social, qu'il était isolé par sa position de riche. Son isolement était corrélé à la défaillance de l'idéal-du-moi.
Par ailleurs, Freud indiquait que son patient se sentait séparé de l’univers par un voile. Ce voile ne se déchirait qu’à un seul moment quand, sous l’influence du lavement, le contenu intestinal sortait de l’intestin. Alors, il se sentait de nouveau bien portant et normal. Dans les rêves de l'Homme aux loups, en effet, il est question d'une femme qui se dévoile, à laquelle lui-même arracherait le voile, dénudant son corps. Le symptôme du vidage brutal du contenu intestinal, où le voile se déchirait brutalement, correspondait à la satisfaction d'un fantasme d'accouchement, de procréation anale, indiquait Freud. Ce fantasme de féminisation isolait ce sujet du monde. Cette position féminine dans l'inconscient était aussi responsable de sa désinsertion.
Le rapport du sujet à la jouissance oriente ainsi l’abord psychanalytique de la désinsertion. Le sujet peut s’être séparé d’une jouissance insupportable localisée dans l’Autre, dans un mouvement d’autodéfense. Il a démissionné, il a divorcé, déménagé, changé de pays. Il s’est dépris du social pour se protéger.
Mais, la déprise peut aussi correspondre au laisser en plan, au lâchage par l’Autre. Ici, le sujet se laisse tomber, il n’oppose plus de résistance à la jouissance mortifère, à la pulsion de mort. La déprise n’a pas une fonction protectrice et l’autodestruction domine. Le recours massif aux toxiques et à l’alcool se rencontre davantage dans ce type de cas.
La déprise peut encore se manifester au moment où un événement social et un événement subjectif coïncident. Par exemple, un licenciement survient alors que le sujet a perdu l’appui d’un partenaire. Il faut avoir les deux conditions simultanées. Le sujet n’arrive alors plus à rebondir. L’isolement et le mutisme sont les marques distinctives de la déprise.
En psychanalyse, la définition de ce que serait une insertion réussie selon les normes sociales n’est guère utilisable. Les modalités de reprise sont, en effet, diverses : il peut s’agir d’un raccrochage par le branchement sur l’inconscient et le rêve, de la restauration partielle d’une invention signifiante protégeant le sujet d’une persécution fondamentale, d’un rebranchement centré sur une séparation d’avec l’objet. Il convient de mentionner aussi la récurrence de l’isolement et de la prévalence de ce que Lacan définissait comme l'appui sur l’ego dans le séminaire qu'il consacra au sinthome. Si nous croyons savoir à l’avance ce qui convient au sujet en matière d’insertion, nous rejoignons dès lors le bataillon de ceux qui s’efforcent de normaliser le sujet. C’est une erreur non seulement éthique, mais aussi clinique, dans la mesure où les sujets qui s’adressent à la psychanalyse ne s’aliènent pas dans les signifiants maîtres contemporains. Les idéaux de réussite professionnelle, d’accumulation de capital, de rentabilité ne sont pas parvenus, en effet, à les captiver.
Bibliographie :
Freud S., Cinq psychanalyses, PUF, Paris, 2007.
Furtos J. et al, Les cliniques de la précarité. Contexte social, psychopathologie et dispositifs, Masson, Paris, 2008.
Lacan J., Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Seuil, Paris, 2005.
Oberholzer K., Entretiens avec l'homme aux loups. Une psychanalyse et ses suites, Gallimard, Paris, 1981.
Rilke R. M., Le livre de la pauvreté et de la mort, Actes Sud, Paris, 1982.