L'hôpital Tenon craque face au manque d'effectifs
12.11.10
Tenon craque. Dans cet hôpital public du 20e arrondissement de Paris, sous-doté en personnel mais où la débrouille permettait jusque-là de faire face, rien ne va plus. A cause du manque de bras, des lits ont été provisoirement fermés, des patients envoyés dans le privé, des infirmières sont en grève depuis plus de six semaines. Les urgences sont restées porte close un week-end. Sur 600 postes d'infirmières, près de 60 sont vacants. L'équipe de suppléants n'existe quasiment plus.
C'est en cancérologie que les premiers signes de la crise sont apparus. En septembre, le service a appris qu'il allait passer un temps de 20 à 12 lits - en raison du manque de personnel, la direction ferme régulièrement des lits. Le chef de service, le professeur Jean-Pierre Lotz, dit avoir tiré la sonnette d'alarme il y a plus de deux ans : "Une nuit, je suis passé dans le service. Il n'y avait que des infirmières que je n'avais jamais vues et qui ne savaient pas qui j'étais." Des soignantes qui ne connaissaient donc pas les patients, tous des cas complexes.
Béatrice Lazard, cadre infirmière, n'est pas gréviste cette semaine. A quoi bon, puisqu'elle n'a jamais cessé de travailler quand elle l'était - elle était assignée, comme ses collègues, par la direction. Elle raconte la difficulté de devoir dire aux patients que leur chimiothérapie sera reportée de deux ou trois jours. Soudain, des larmes lui montent aux yeux. Elle s'excuse, évoque sa fatigue, et ajoute : "Avant les fermetures de lits, toutes les infirmières étaient dans mon état." Dans le service, on se plaint de plannings modifiés, de rappels durant les congés, de nouvelles recrues qu'on ne peut aider et qui partent vite, et de formations qu'on ne peut plus suivre, faute de temps.
Le paradoxe est frappant. Dans cet hôpital dont certains services ont une renommée internationale et où un énorme bâtiment est en construction, c'est davantage le désespoir que l'espoir qui domine. Le récent rapprochement de Tenon avec les hôpitaux Rothschild, Saint-Antoine et Trousseau dans un groupe hospitalier, ajoute au désarroi, certains n'hésitant pas à voir dans la non-résolution des problèmes d'effectifs le signe d'une future disparition.
En néphrologie, le moral est en berne. Il est 16 heures, mercredi 10 novembre, et un étage est vide. La prise en charge des insuffisants rénaux dans le centre de dialyse n'est plus assurée qu'au tiers depuis une semaine. Seule la séance du matin est ouverte. Une partie des malades a été adressée dans des centres privés. Jusqu'à quand ?
L'après-midi, une réunion avec la direction sur les problèmes du centre de dialyse n'a pas convaincu. Les infirmières réclament des assurances écrites de recrutements, une prime, et menacent de démissionner collectivement. Elles s'énervent de voir les choses traîner, d'autant qu'elles ont eu affaire à de nouveaux visages : c'est le DRH du nouveau groupe hospitalier, qui vient de l'hôpital Saint-Antoine et non de Tenon, qui était leur interlocuteur.
"Si on manque de monde, c'est qu'on ne veut pas en mettre. C'est dramatique d'en arriver là, lâche Lamia Touzani, une jeune infirmière. Cela devient un choix politique de travailler à l'hôpital public. Dans le privé, je pourrais gagner 1 000 euros de plus, pour des malades moins lourds à suivre." Les médecins aussi sont abasourdis. "C'est un crève-cœur de rompre le projet de soins des malades", avoue le docteur Jean-Jacques Boffa, qui se demande, comme les syndicats, ce qu'a fait la direction ces dernières années.
Aux urgences, les jeunes infirmières se montrent particulièrement à bout. Il manque six infirmières sur 37 et plusieurs départs de l'hôpital sont annoncés. Un classique aux urgences, mais un casse-tête. L'une d'entre elles s'apprête à rejoindre un autre hôpital. Toujours aux urgences, mais plus à Tenon. "Les conditions de travail sont clairement meilleures ailleurs", dit-elle, montrant les patients installés dans le couloir en attente d'une place et les brancards branlants.
La direction s'échine à chercher des candidates. Une tâche bien difficile. Avec leur salaire, les infirmières habitent souvent loin de Paris, et Tenon n'est pas situé près d'une gare, et ne dispose pas de parking attenant. Résultat : les autres hôpitaux lui sont préférés. Des contacts ont été pris lors d'un salon infirmier, assure la direction, mais qui aura envie de venir à Tenon ? Le turnover y est élevé : "Tous les ans, c'est 120 recrutements qu'il faut effectuer", explique Renaud Pellé, le DRH du groupe.
Difficile de prendre de l'avance sur les départs. Chaque automne, l'hôpital est confronté à un problème de plus : il n'y a plus personne sur le marché et il faut attendre la sortie des écoles d'infirmières, en décembre, pour recruter. Faute d'intéressées, Tenon a fait de plus en plus appel à l'intérim, pour un coût de 3 millions d'euros par an. Ce qui se dit dans l'hôpital, c'est que la crise a éclaté suite à la demande de la direction d'en réduire le recours.
Pour sortir du marasme, la direction a annoncé un audit mené avec l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail. Un regard extérieur jugé salutaire, mais tardif. En attendant, il faudra réorganiser le travail. "Il faut gérer l'immédiat, mais aussi réussir à recruter, et à long terme, tout faire pour garder le personnel en rendant Tenon plus attractif", juge le président du comité consultatif médical, le professeur Eric Rondeau, estimant que les infirmières n'ont probablement pas été assez entendues.
La situation ne devrait pas s'améliorer avant janvier. Contrairement à la CGT et à SUD, le médecin du travail, le docteur Maryse Salou, ne parle pas d'épuisement professionnel profond du personnel. Mais elle voit bien que certains présentent des signes d'alerte. En comité d'hygiène et de sécurité, elle a rappelé que les infirmières sont soumises "à de multiples risques graves, autant physiques que psychosociaux", en référence aux horaires décalés et à la confrontation à la maladie grave et à la mort. Elle constate que depuis la rentrée, beaucoup de salariés, spontanément, ont poussé sa porte.
Laetitia Clavreul
Emploi et restructuration : l'hôpital public sous pression
12.11.10
La crise que traverse l'hôpital parisien Tenon est inédite et propre à l'établissement, mais ses médecins et infirmières n'hésitent pas à prévenir : équipes incomplètes, fermetures provisoires de lits pour compenser, manque de moyens, d'autres hôpitaux sont confrontés à ces problèmes, même si c'est dans une moindre mesure. Ils pourraient, à l'avenir, se retrouver dans la même situation.
Comme Tenon, bon nombre d'hôpitaux sont touchés par un problème de recrutement d'infirmières, surtout dans la capitale. A Paris, où les loyers sont très élevés, les soignantes qui débutent avec moins de 1 500 euros par mois peuvent difficilement se loger. Si de petites surfaces à faibles loyers peuvent être proposées par les hôpitaux aux jeunes soignants, après quelques années, les infirmières, bien que formées à Paris, partent souvent en banlieue ou en province. Les départs dans le privé, où le salaire peut être plus élevé, les horaires moins difficiles et les cas à suivre moins graves, sont aussi chose courante.
Le casse-tête des plannings
La gestion des emplois est un autre problème classique pour les hôpitaux. Les 35 heures ont fait des plannings un casse-tête, à quoi s'est ajoutée une politique globale de réduction de postes. Certes, la fonction publique hospitalière n'est pas concernée par la règle du non-remplacement d'un fonctionnaire sur deux, mais l'heure est à la limitation des recrutements - l'emploi représente 70 % du budget des hôpitaux.
A l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), 700 emplois ont été supprimés en 2009, et 900 en 2010, surtout administratifs et techniques. Et d'ici à 2014, de 3 000 à 4 000 postes, sur plus de 90 000, seraient concernés. Il ne s'agit certes pas de licenciements, mais les postes non remplacés pèsent sur le travail et le moral des équipes, d'autant que les suppressions ne sont pas toujours fonction des besoins.
Au niveau national, les effectifs dans les hôpitaux publics ont diminué pour la première fois en 2008, selon la Fédération hospitalière de France. Tout un symbole, même si la baisse était mineure : 1 800 sur plus de 1 million d'emplois. Depuis, la tendance se serait accélérée.
Plus généralement, c'est la restructuration des hôpitaux qui inquiète. Un mouvement déjà engagé en province, et qui atteint désormais Paris, où il fait davantage de bruit. Si tout le monde juge la modernisation des hôpitaux nécessaire, de nombreux observateurs dénoncent des décisions uniquement dictées par une logique comptable.
Depuis que Nicolas Sarkozy a fixé pour objectif aux hôpitaux un retour à l'équilibre pour 2012, le ministère de la santé est très focalisé sur les déficits, et s'enorgueillit de les voir baisser. Ainsi, en 2009, le déficit hospitalier s'établissait à 497 millions d'euros, contre 571 millions en 2008, et 686 millions en 2007. Au risque de provoquer des dysfonctionnements et une explosion dans des hôpitaux soumis à haute pression.
Laetitia Clavreul
L'utilisation du droit de retrait fait débat
12.11.10
D'accord, L'événement restera gravé dans les esprits. Vendredi 5 novembre après-midi, le service des urgences de l'hôpital Tenon, à Paris, s'est retrouvé sans infirmières. Estimant les effectifs insuffisants, l'équipe qui devait prendre son service a exercé collectivement son droit de retrait. En catastrophe, médecins cadres et aides-soignantes ont pallié leur absence.
Le droit de retrait peut être invoqué par des fonctionnaires quand ils sont confrontés personnellement à un péril imminent et grave. A Tenon, il avait déjà été activé, individuellement, par des infirmières, au motif que leur propre santé était en danger. Mais jamais une action groupée n'avait eu lieu.
"Je peux comprendre qu'elles soient à bout, que l'une ou l'autre s'arrête, mais pas que l'on fasse courir un risque aux malades présents", juge le chef de service, Etienne Hinglais, qui avait alerté la direction sur les difficultés de son service - sur 37 postes, six ne sont pas pourvus. Il estime cependant que ces infirmières ont eu un comportement "non excusable" et il leur a dit. Selon lui, le temps que les renforts soient trouvés et opérationnels, il y a eu danger.
Signal fort
Il n'est pas le seul à penser que la ligne rouge a été franchie. Mais dans l'hôpital, d'autres médecins refusent de juger, voyant dans cette action un signal fort de jeunes femmes soumises à une énorme pression. Les infirmières, elles, s'insurgent d'une "tentative de culpabilisation". "Cela fait un an qu'il y a danger aux urgences. N'étant pas assez, nous avons au contraire mis nos patients en sécurité, car ils ont été bien pris en charge grâce au renfort de médecins", indique l'une de celles qui a refusé de travailler. Et de retourner la responsabilité à la direction qui n'a pas réussi à suffisamment recruter.
Les syndicats, qui ne promeuvent pas ce type d'actions, ont été prévenus juste avant de la décision des infirmières. Cette affaire "pose une véritable question, celle du mode d'actions à la disposition de la profession", estime Isabelle Borne, pour SUD-Santé. Les infirmières sont en grève depuis plus de six semaines, mais elles sont assignées par la direction et ont, de fait, travaillé chaque jour. Avec le fort sentiment de ne pas se faire entendre.
Laetitia Clavreul