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Directeur général de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Marseille, François Crémieuxlivre ici une réflexion sur les différentes temporalités qui structurent l’activité des soignants comme les attentes des patients… et qui entrent en friction !
Dans nos hôpitaux qui fonctionnent 24 heures sur 24 et chaque jour de l’année, le temps est un enjeu de la qualité des soins, de l’organisation des équipes ou de la satisfaction au travail des professionnels. Il est aussi au cœur d’enjeux économiques, puisque de sa bonne gestion dépend l’utilisation optimale de ressources hospitalières onéreuses, qu’il s’agisse des compétences des professionnels formés pendant de nombreuses années, des moyens diagnostiques et thérapeutiques de haute technicité, comme les blocs opératoires ou les équipements d’imagerie ou de biologie, ou encore des bâtiments dont les coûts de construction et de maintenance sont des plus élevés.
La difficulté vient qu’il n’existe pas « un temps » mais que l’hôpital est un lieu de « rapports de force » entre des temps multiples, parfois complémentaires, parfois opposés, individuels ou collectifs. Dans une période où notre rapport au temps s’est globalement tendu, que ce soient l’équilibre entre vie professionnelle et personnelle, le temps du travail et du loisir, celui de la formation ou de la retraite, l’hôpital apparaît également confronté à la nécessité de s’adapter.
Le temps de la maladie
Le temps de la maladie est désormais défini par le temps long de la chronicité. Selon l’Insee, 37 % des Français vivent avec une maladie chronique, près de 53 % à partir de 50 ans et plus de 70 % après 80 ans. Les causes sont connues. Le vieillissement de la population augmente mécaniquement la proportion de personnes devant vivre avec au moins une pathologie, et les traitements récents ont transformé de nombreuses maladies mortelles en maladies chroniques. Il en est ainsi de nombreux cancers et de nombreuses maladies neurologiques, en infectiologie comme pour le VIH ou certaines hépatites.
Pour ces personnes, le temps de la maladie est un temps long, parfois celui d’une vie. Il les oblige à gérer un équilibre fragile entre, d’un côté, une vie familiale et amicale, des projets personnels ou professionnels, et, de l’autre, des « rendez-vous », des horaires de prise de médicaments, des hospitalisations ou des examens, l’irruption dans la vie normale de l’anormalité de la douleur, de l’inquiétude, des périodes de rémission ou de rechute qui viennent interrompre ces projets. Ce temps de la maladie, à la fois lent et long, se heurte pour une très grande majorité des patients au temps de plus en plus court et rapide des hospitalisations, des consultations et des actes techniques.
Car les temps opératoires en chirurgie ont drastiquement baissé grâce aux techniques anesthésiques locales ou locorégionales, ou à la diffusion de la cœliochirurgie *. La récupération après chirurgie est le plus souvent de quelques heures à quelques jours quand elle était de quelques jours à quelques semaines jusque dans les années 1980, et l’on déploie des programmes de « réhabilitation rapide après chirurgie ». En médecine aussi, l’usage de médicaments (par exemple de chimiothérapies contre le cancer) moins nocifs ou aux effets secondaires mieux maîtrisés réduit les durées de prise en charge. Dans la plupart des cas, les patients entrent à l’hôpital pour une chirurgie le matin et en sortent le soir. Ils ne restent que rarement plusieurs jours, sauf dans les situations rares de réanimation postopératoire et de réadaptation longue. Paradoxalement, ces nouveaux traitements ou techniques modernes accélèrent le soin mais allongent le temps de la maladie.
Philosophe du temps de la maladie chronique, Paul Ricœur a mis en évidence les conséquences sur le vécu de la maladie de cette continuité temporelle, parfois tout au long de la vie, et des ruptures continuelles liées aux soins, de la temporalité de l’incertitude et de l’imprévisibilité de l’évolution à court ou long terme des souffrances psychiques ou physiques. Ses travaux sur la narrativité * constituent une tentative de réponse à cette gestion des temps de la maladie. L’attention à l’« identité narrative » du malade vise à redonner une temporalité au récit personnel et à tenter l’articulation avec la temporalité du soin.
Le temps des soignants
S’il est d’usage de penser que la « gestion » du temps à l’hôpital serait un phénomène récent, elle est pourtant le résultat du tournant historique engagé à la fin du XIXe siècle avec le départ progressif des religieuses de nos hôpitaux pour ce qui concerne les infirmières et avec l’avènement du temps plein hospitalier, pour les médecins, dans les années 1950. Le temps des professionnels de l’hôpital s’est alors « normalisé » et, au même titre que dans tous les autres secteurs d’activité, il est devenu « compté ». Les études sur l’organisation du travail des sœurs hospitalières rappellent que leur temps était compté mais autour d’un dévouement de temps plein au sens d’une vie entière. Le temps des religieuses était décomposé entre soin, contributions aux obligations de vie collective et temps spirituel. Avant le « temps plein » hospitalier, les médecins étaient à l’inverse très libres d’une organisation entre leur temps à l’hôpital et celui en cabinet privé. Mais des années 1950 aux années 2000, le temps médical a globalement augmenté, et les médecins, de leur formation durant l’internat à la fin de leur carrière, ont alors consacré à l’hôpital un temps très supérieur à toute durée légale du travail.
La normalisation fut longue. Elle aboutit seulement actuellement avec les revendications d’un meilleur décompte du temps des internes et la demande de la plupart des professionnels, médecins compris, que le temps effectif de travail se rapproche du temps théorique rémunéré, que les temps d’astreinte ou de garde soient intégralement décomptés, donc rémunérés, sans excéder les temps de travail maximum prévus par le droit français ou européen.
Par ailleurs, les revendications actuelles des professionnels, notamment des plus jeunes que les hôpitaux cherchent à recruter et à fidéliser, sont très majoritairement orientées vers des journées longues de douze heures de travail, vers des semaines courtes de trois ou quatre jours maximum, et vers le cumul de jours pour bénéficier de temps de vacances les plus longs possible. Les études convergent toutes sur la plus grande pénibilité, voire le risque pour la qualité des soins, de ces longues journées. La principale explication de ces longues journées est la demande majoritaire – parfois quasi unanime – des professionnels. Or elles rendent plus difficiles l’organisation des temps de formation, des réunions sur des sujets transversaux et, plus généralement, la constitution d’un « esprit d’équipe ».
Les causes de cette évolution peuvent être débattues : certains y voient la conséquence d’une organisation hospitalière défaillante. Souhaiter venir peu à l’hôpital serait le signe d’une fuite d’un monde hospitalier dévalorisé. C’est aussi la conséquence des mêmes causes que dans les autres secteurs : la demande de semaines de travail raccourcies, moins de trajets domicile-travail, une organisation familiale de couples partageant les responsabilités familiales ou de femmes seules en responsabilité monoparentales – 70 % des professionnels hospitaliers sont des femmes.
L’articulation entre les temps courts des patients hospitalisés et les semaines courtes des soignants conduit à ce que la probabilité qu’un patient soit pris en charge par la même équipe plusieurs jours de suite est faible. Les patients semblent s’en plaindre peu, car les soignants sont vigilants à organiser la continuité des soins. En revanche, ces derniers regrettent souvent une perte de sens de leur travail du fait de la perte de lien avec les patients. C’est pourtant le résultat, d’une part, des progrès des pratiques et des techniques de soins et, de l’autre, de l’évolution du temps de travail des soignants.
Les services de psychiatrie marseillais, adeptes jusqu’à récemment de journées plus courtes et d’une présence plus fréquente des infirmières pour garder la meilleure concordance des temps entre malades et soignants, basculent progressivement dans cette organisation en douze heures, laissant craindre une perte de qualité de prise en charge pour les patients et de formation pour les plus jeunes.
Emmanuel Levinas est le philosophe du temps de la relation soignants-soignés. Il en décline une forme particulière d’éthique de la responsabilité * autour de l’idée que le temps long du malade doit être l’horizon de la responsabilité du médecin et, par extension, de tout soignant. L’écart est devenu grand entre l’image d’Épinal (parfois juste, souvent exagérée, et en tout cas désormais assez ancienne) d’un médecin de famille, dont le temps était à la disposition du temps du malade, et la réalité des personnels hospitaliers. Le premier vivait au rythme des visites à domicile, au temps long de la maladie, suivait ses patients plusieurs décennies, les seconds ne voient le malade que quelques minutes ou quelques heures dans une prise en charge de moins de quelques jours au détour d’une maladie souvent très longue.
Le temps de l’institution
La médecine moderne, qui émerge à partir du XVIIIe siècle, a été marquée par l’introduction de temporalités plus rationalisées et de pratiques basées sur des normes scientifiques et des horaires institutionnalisés. Comme le décrit Michel Foucault en 1963 dans un essai intitulé Naissance de la clinique,l’évolution de la clinique vers plus de normes et d’organisation – avec, par exemple, le rituel de la visite matinale ou la normalisation des horaires – et celle de la pratique médicale vers plus de spécialisation se sont faites au détriment d’une approche globale du malade et de sa maladie. L’exercice du pouvoir médical s’est établi à travers des pratiques de normalisation et de classification. C’était avant les trente-cinq heures ou nos débats actuels sur les journées de douze heures, avant les enjeux du repos de garde après une nuit passée à l’hôpital, avant aussi l’apparition de l’informatique dans le suivi médical entre les équipes, avant enfin l’usage généralisé de la classification des maladies pour organiser, compter et facturer les soins et suivre l’activité hospitalière.
Les évolutions de la « clinique » décrites par Foucault en 1963 sont désormais arrivées à un paroxysme qui explique largement le malaise hospitalier. Avec des causes multiples que sont l’évolution du droit du travail français (les trente-cinq heures) ou européen (le temps de travail hebdomadaire maximal), les revendications syndicales vers un suivi et un décompte plus strict du temps de travail, parfois automatisé par la « pointeuse » ou des logiciels dédiés, la contrainte organisationnelle de la continuité des soins et celle aussi de la quête d’efficience n’ont eu de cesse d’inscrire tous les temps de l’hôpital dans un cadre de plus en plus strict.
Le sentiment vécu de chaque professionnel d’être pris dans l’engrenage du temps « des autres » contribue, probablement plus encore que la charge de travail, à les faire s’interroger sur le sens de leur mission : plus qu’avant et plus qu’ailleurs, les temps hospitaliers sont tous totalement intriqués. Un professionnel ne quitte son service que si la relève est présente, une intervention chirurgicale ne commence que si tous les professionnels (tous les « métiers ») sont présents, et l’hôpital impose les congés des uns (par exemple, les équipes infirmières) en fonction des contraintes des autres (par exemple, les congrès médicaux), etc.
Dans un moment où la plus grande partie des secteurs d’activité bénéficient de plus en plus de souplesse autour du temps de travail, l’hôpital, en partie par la nature même de son activité et de ses organisations, reste incapable de laisser à chacun cette liberté d’adaptation dans son activité quotidienne, hebdomadaire et annuelle. Ces contraintes de temps sont une des causes principales données par les jeunes qui quittent l’hôpital public afin de trouver en exercice libéral, dans la protection maternelle et infantile ou en crèche, parfois même en clinique privée, des horaires moins contraints.
“Le temps est la donnée qui détermine le plus nos vies, nos plaisirs et nos satisfactions… mais il est aussi celle sur laquelle on a le moins de contrôle. Il en est de même à l’hôpital”
L’hôpital est donc confronté à la quadrature de trop nombreux cercles : organiser une cohérence d’équipe autour de professionnels tous experts dans leur domaine et rarement interchangeables, alors que chacun aspire à une liberté maximale d’horaires adaptée à des impératifs familiaux ; conjuguer la satisfaction des patients qui souhaitent le plus souvent rester le moins longtemps possible à l’hôpital avec l’aspiration des professionnels soignants à « passer du temps » avec les patients ; donner de la souplesse aux organisations autour de temps hospitaliers courts et contraints.
Pour Hartmut Rosa, philosophe de l’accélération et de la résonance, le temps a cette caractéristique d’échapper au débat démocratique. Que les uns se sentent accélérer ou d’autres ralentir, que cela dépende d’une région du monde ou d’une autre, qu’il en soit ainsi ou son contraire selon les secteurs de l’économie, le temps reste la donnée qui détermine le plus nos vies, nos plaisirs et nos satisfactions… mais il est aussi celle sur laquelle on a le moins de contrôle. Il en est de même à l’hôpital, et la crise que nous traversons n’est pas moins une crise des temps qu’une crise de ses organisations et de ses financements.
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