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jeudi 12 août 2021

Pass sanitaire, manque d’effectifs, agressions… A Paris, l’hôpital Tenon asphyxié

par Elhia Pascal-Heilmann.  publié le 11 août 2021

En plus de la gestion de la pandémie, l’hôpital parisien traverse une crise interne. Après l’énième agression d’une infirmière, une trentaine de soignants se sont mis en arrêt maladie pour protester contre leurs conditions de travail. 

Dans le bâtiment de pierre grise lavé par la pluie, bardé de panneaux écarlates indiquant les urgences, le personnel de l’hôpital Tenon, établissement de l’AP-HP dans l’Est de Paris, se remet difficilement d’un énième week-end à flux tendu. Les yeux rougis par la fatigue et lessivés par un manque de moyens permanent, ces soignants affrontent «au moins une nouvelle difficulté par jour» depuis mars 2020Vendredi, c’est l’application du pass sanitaire à l’hôpital prévu quatre jours plus tard qui échauffe les esprits et divise au sein des services. Au lendemain de la validation du Conseil constitutionnel, une vingtaine de blouses blanches, micros et tracts en main, font entendre dans une ambiance électrique leur opposition aux nouvelles mesures. Prise à partie par un groupe de soignants, l’équipe de Libération présente sur place se trouve contrainte de se tenir à distance après quelques minutes d’échanges. Dans le cortège, une dizaine d’infirmières à cran ont déjà prévu de poser des congés à durée indéterminée. «Nous refusons d’être contrôlées pour aller au travail», fait savoir Myriam (1), soignante en virologie non vaccinée.

Une fracture susceptible d’exacerber les tensions dans cet hôpital exsangue après dix-huit mois de crise sanitaire et qui inquiète les syndicats. «Nous devons mettre nos forces en commun et rester solidaires, sans creuser de fossé entre vaccinés et non vaccinés», appelle au micro Guillaume (1), représentant syndical et aide-soignant depuis onze ans aux urgences de Tenon. Car au-delà du pass sanitaire, c’est surtout l’épuisement, le sous-effectif et les burn-out qui entament les équipes et atteignent son service, durement touché par les vagues successives de l’épidémie. Après des mois à tourner à plein régime, les urgentistes de l’établissement ont dit «stop» à leur direction et font face depuis deux semaines à une crise interne d’une ampleur inédite.

«Griffures jusqu’au sang»

Une étincelle a allumé la mèche de la colère. Le 26 juillet dans la soirée, après une journée de forte affluence, un patient «irrité et épuisé par l’attente» s’en prend physiquement et verbalement à une infirmière. «Traumatisée», elle demande un arrêt de travail. Depuis plusieurs mois, ces agressions dans les couloirs des urgences sont devenues aussi «anodines» que «choquantes» pour le personnel, qui a arrêté depuis longtemps de compter les attaques. A force d’alerter la direction en vain, certaines agressions comme «des petites insultes, un bras tenu un peu trop fort» sont souvent tues par les soignants. Pourtant, cette fois-ci, «un point de non-retour a été atteint» pour Selim (1), infirmier de 25 ans, lui-même victime de «griffures jusqu’au sang», il y a peu, de la part d’un patient immobilisé sur un brancard en attente d’une admission en psychiatrie. L’hiver dernier, Tenon a récupéré les urgences psychiatriques de l’hôpital de Montreuil qui a fermé son service dédié. Depuis, les demandes débordent et les situations à risques avec des patients «difficiles» se multiplient.

Pour apaiser les craintes, une réunion d’urgence est demandée à la direction par le personnel. C’est cette entrevue, deux jours après les faits, qui cristallisera finalement toutes les tensions. Présent lors de la rencontre, Selim se souvient d’échanges «houleux» avec une direction qu’il qualifie de «peu compréhensive» voire «franchement indifférente». «Nous étions à bout de nerfs et un membre de la direction a frontalement nié nos souffrances, c’était comme un coup de poing», relate-t-il, amer. Au lendemain de cette réunion, les arrêts maladie tombent en cascade, 26 en tout. «Il était hors de question de rester sans rien faire, pour notre bien et celui des patients», avertit le jeune infirmier qui s’est arrêté cinq jours.

Vendredi, la direction affirmait à Libération que «la majorité des professionnels concernés» avaient pu reprendre le travail. Une information que ne corroboraient pas les soignants sur place, pour qui seulement «une petite moitié» aurait retrouvé chemin des urgences avant le week-end. Pour l’heure, seuls trois aides soignants manqueraient désormais à l’appel. Mais dans un service qui compte 96 personnes en temps normal, ces absences de plusieurs jours pèsent lourd. «C’est sans compter les personnes en vacances, nombreuses au mois d’août, et les arrêts maladie de longue durée. Le sous-effectif est devenu notre mode de fonctionnement», rapporte Guillaume, qui a préféré ne pas s’arrêter pour faire tourner le service. Chaque jour, près de 130 patients passent par les urgences de Tenon et le chiffre grimpe parfois à plus de 160 les jours de forte affluence.

«On ne veut plus de ces mesures pansements»

Face à la situation, les représentants du personnel membres du conseil social et économique (CSE) ont fait valoir dès le 29 juillet un droit d’alerte. Une notification de danger grave et imminent (DGI) pour «la vie ou la santé» des salariés, prévue par le code du travail, a été envoyée à la direction dans la foulée. Depuis, comme la procédure l’exige, les réunions se multiplient. «Dans le cadre d’un DGI, les représentants doivent être en relation permanente avec la hiérarchie pour trouver des solutions et signer des accords», explique Guillaume. Les premières négociations se sont avérées jusqu’ici «infructueuses» rapporte le syndicaliste. En conséquence, le DGI n’a pas pu être levé. «Nous réclamons des conditions de travail décentes. On ne veut plus de ces mesures pansements qui ne marchent pas à long terme», lâche Marie (1), infirmière depuis trois ans aux urgences de Tenon.

Ces «mesures pansements» décriées par les employés ? Le recours systématique à l’intérim et à la suppléance en cas de crise ou de besoin urgent. Après la vague d’arrêts, la direction de l’hôpital avait également organisé un délestage de certains patients vers les urgences de l’hôpital Saint-Antoine durant quelques jours. «On nous soulage un instant, mais les galères finissent toujours par revenir», tranche Marie. De retour de vacances au moment des arrêts, elle dit ne pas s’être sentie «légitime» pour prendre de nouveaux congés mais ne soutient pas moins la fronde de ses collègues. Car dans le service, malgré les trous au planning, on reste solidaire.

Ce n’est pas normal d’aller au travail la boule au ventre.

—  Marie, infirmière depuis trois ans aux urgences de Tenon.

Toutefois, après plusieurs jours de tractations, Guillaume craint que la lutte et les prises de conscience ne soient qu’éphémères : «On sait ce que ça fait d’être oublié du jour au lendemain». En mars 2020, c’est l’hôpital Tenon qui a accueilli les premiers patients Covid. «On a morflé mais on a pu bénéficier d’un renfort exceptionnel pendant toute la première vague», se souvient notre interlocuteur, premier soignant infecté par le Covid-19 à l’AP-HP. Mais après le premier confinement, «plus rien». Un retour à la normale et au sous-effectif qui laisse encore aujourd’hui un goût amer aux employés.

«Impact sur la vie des patients»

«On ne peut pas continuer à travailler comme ça», martèle Marie, qui remplace ses collègues absents depuis plusieurs jours. Au début du mois d’août, la direction avait néanmoins déjà fait savoir que dix embauches étaient prévues d’ici à la fin de l’été, de même que le renforcement des mesures de sécurité de nuit et la présence d’un infirmier avec «expertise psychiatrique». A l’issue d’une nouvelle réunion mardi, des investissements ont été annoncés pour renouveler du matériel usager, de même que la création d’un box sécurisé pour l’attente des patients psy et le recours à l’intérim long pour soulager les soignants suppléants. Des mesures «nécessaires mais largement insuffisantes» pour Guillaume, qui voudrait des garanties et ne mâche pas ses mots à l’égard du management de la direction qu’il qualifie d’«abusif». «Les décisions qu’ils prennent ont un impact sur nos vies et celles des patients, ils ne réalisent pas», livre l’aide-soignant, souvent directement sollicité sur son lieu de travail par sa hiérarchie pour effectuer des heures supplémentaires. Alors, dans le service, quand ce n’est pas la fatigue qui règne, la peur prend le dessus. «Ce n’est pas normal d’aller au travail la boule au ventre, témoigne Marie. On se demande constamment quelle erreur on va pouvoir commettre sous le coup de la pression ou la fatigue.»

Un jour de forte affluence, peu avant le lundi de l’agression, une patiente a fait un arrêt cardiaque en pleine salle d’attente, faute de prise en charge à temps. En trois ans de carrière, des images comme celles-ci, Marie en a déjà beaucoup en tête. Il y a deux ans, elle a entamé une thérapie et regrette «qu’aucun dispositif» ne soit proposé par la structure. Guillaume n’est pas suivi mais a déjà craqué. Quelques années en arrière, il a fait un burn-out, mais depuis, «rien a changé», assure-t-il. Noyés sous la cadence des urgences, rares sont ceux qui arrivent à se préserver. «Je suis tellement à bout que des fois, je pleure en rentrant», confie Selim. Soignant par «vocation», il envisage de quitter le public pour aller voir si l’herbe est plus verte dans le privé. Parfois, Marie envisage carrément de tout plaquer pour changer de vie et respirer à nouveau. «Nous ne sommes plus prêts à nous sacrifier les yeux fermés, on ne laissera pas notre vie au travail», souffle la soignante.

(1) Les prénoms ont été modifiés.


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