par Anaïs Moran publié le 10 août 2021
Ils sont venus en binôme, histoire de se motiver ou se donner du courage. Une mère et son ado, un père et sa fille, un couple de quinquagénaires, deux collègues de boulot. Jeudi en toute fin de journée, au vaccinodrome du palais des sports du Lamentin, le plus gros des sept centres de Martinique, situé au centre de l’île et à la croisée du trafic, tous et toutes franchissaient le pas de leur première injection contre le Covid-19. «On le fait pour la famille, expliquait le père de 64 ans. Beaucoup de nos proches sont vaccinés et ils commençaient sérieusement à nous faire comprendre que si un malheur arrivait, ma fille et moi serions tenus responsables. Ils avaient raison, et on ne voulait pas être hors la loi dans notre propre famille !» La mère, elle, anticipait pour «l’école du petit à la rentrée» et voulait lui «montrer l’exemple». Le couple, de son côté, avait eu «un déclic» devant les images télé de la veille – les tentes devant les urgences, les malades en réanimation, la morgue pleine. Et les deux collègues, excursionnistes de métier, avaient fini par se convaincre «d’aller dans le sens du vent» et de «faire confiance». «Les autorités ont perdu toute crédibilité, ces gens ont menti, ils me dégoûtent, mais à un moment donné, pour avancer et vivre en société, il faut accepter les règles», avait fait savoir l’un des deux.
Assis dans la salle d’attente post-doses, les quatre duos clôturaient un énième bilan journalier mitigé. «On finit à moins de 700 vaccinations ce soir, alors qu’on a les capacités d’en réaliser autour de 1 000 quotidiennes, soulignait le coresponsable du vaccinodrome, Ludovic Durand, médecin sapeur-pompier. Lorsqu’on a ouvert le centre le 31 mars, l’objectif des autorités c’était 100 000 injections avant l’été. On a franchi les 60 000, hier. Ce serait un euphémisme de dire que nous n’arrivons pas à atteindre notre vitesse de croisière…»
Problématique de «perception»
Ces dernières semaines, l’information a circulé de manière aussi rapide que grossière, bourrée de clichés et de raccourcis sur le pourquoi du comment : en Martinique, voilà sept mois que la campagne vaccinale ne prend pas. Sur le constat, les données de Santé publique France (SPF) sont formelles. Le département figure parmi les taux de couverture les plus bas de France, aux côtés de la Guyane et de la Guadeloupe. Au 8 août, 23,2% des habitants avaient reçu au moins une dose de vaccin, contre 66,5% au niveau national, expliquant – au moins en partie – l’arrivée précipitée et puissante de la quatrième vague sur ce territoire. Le fossé est géant dans la catégorie des plus âgés puisque les 70 ans et plus ne sont que 33% à avoir entamé leur schéma vaccinal, contre 90% à l’échelle du pays. La différence chez les plus jeunes adultes est presque aussi importante : 19% des 18-24 ans ont reçu au moins une injection en Martinique, alors que le taux moyen a dépassé les 72% dans cette catégorie. En Ehpad, seulement 43% des résidents sont totalement vaccinés, soit deux fois moins que la moyenne française.
Pour quelles raisons, la mère et son ado, le père et sa fille, le couple de quinquagénaires et les deux collègues de boulot croisés au vaccinodrome du Lamentin, sont-ils encore des exceptions ? Combien de facteurs se croisent ou s’accumulent pour expliquer une couverture vaccinale si faible localement ? De quoi parle-t-on, loin des discours fantasmés sur le rôle des «vaudous» et du «rhum» à l’image de celui colporté, il y a une semaine, par le médecin généraliste Hervé Boissin sur le plateau de LCI ?
Pour le professeur d’infectiologie André Cabié, chef de service depuis près de vingt ans au CHU de Martinique et responsable de son centre de vaccination, la campagne s’est tout d’abord jouée sur une problématique de «perception». «Il faut garder en tête qu’en janvier, quand la vaccination a commencé, la population martiniquaise n’avait jamais été réellement confrontée au virus, développe-t-il. En nombre de cas, en nombre de morts, le Covid-19 n’avait eu que très peu d’impact sur les esprits. Les drames s’étaient passés en métropole, donc à distance physique et symbolique, cela semblait irréel pour les gens d’ici. Se faire vacciner revenait à combattre un virus qu’ils n’avaient jamais rencontré, et dont ils n’arrivaient même pas à concevoir la gravité. Je pense qu’on paie le fait que les trois premières vagues nous ont relativement épargnés.» Sur ce point, la catastrophe sanitaire actuelle change dramatiquement la donne et pourrait convaincre les Martiniquais non réfractaires, mais «attentistes» jusqu’alors, de se jeter à l’eau.
L’expression protéiforme d’une cassure abyssale
Il y a ensuite, comme ailleurs sur le territoire français, l’expression protéiforme d’une cassure abyssale avec les autorités et institutions – conséquences d’une gestion de crise jugée incohérente et mensongère depuis un an et demi. «On a eu un confinement super strict en mars 2020, quand on n’avait rien du tout. De vrais clowns inaudibles», cinglait Franscesca, 42 ans, rencontrée sur le marché de Saint-Pierre vendredi matin. Sa fille Felicia, 21 ans : «C’est comme si on laissait un capitaine de navire bourré aux commandes. Ils prennent un cap, puis un autre, sur les masques, sur les tests, sur tout. Franchement, ça n’inspire pas confiance. Alors pour le vaccin, on a juste envie de faire l’inverse de ce qu’ils veulent imposer.» Croisée samedi lors de la manifestation anti-pass sanitaire, Brigitte, 59 ans, responsable d’un club nautique à la Pointe du Bout, allait jusqu’à échafauder des scénarios proches du complot. «Les médias mainstream, les scientifiques, les politiques, ce sont des vendus qui se serrent les coudes pour garder leur petit pouvoir et imposer leur vision du monde, fulminait-elle. Ils pensent qu’on va les suivre à la baguette dans leur délire totalitaire. D’ailleurs, c’est marrant, on n’oblige pas les forces de l’ordre à se faire vacciner. Ils défendent l’oligarchie, donc forcément… On nous prend pour des cons, je suis écœurée de tout ça.»
En Martinique, cette défiance nationale s’ajoute à un traumatisme beaucoup plus intime, et omniprésent à l’échelle collective : le scandale sanitaire du chlordécone, ce pesticide toxique pour l’humain, l’eau et les sols, et utilisé dans les bananeraies aux Antilles à partir de 1972 pour lutter contre le charançon noir. La France avait interdit le produit en 1990 (quatorze ans plus tard que les Etats-Unis) sauf aux Antilles, prolongeant sur ses îles une autorisation de trois ans supplémentaires. Lancée en 2013 et publiée en 2018, une étude de Santé publique France indique que 92% des Martiniquais sont contaminés au chlordécone. «L’émotion de cette tromperie est intacte, les gens font un parallèle avec le vaccin en pensant que l’Etat va de nouveau les empoisonner pour des raisons financières, témoigne le médecin pompier Daniel Vigée, copilote du Lamentin et responsable départemental de la vaccination. Quand vous avez un président de la République qui déclare, encore des années plus tard, qu’il “ne faut pas dire que le chlordécone est un cancérigène” [en 2019, lors d’une réunion avec les élus d’outre-mer, ndlr], alors que votre oncle, votre fils, ou votre cousin, souffre d’un cancer de la prostate, et que vous entendez des chercheurs spécialisés dire le contraire, vous bondissez de votre chaise. Vous vous dites qu’en matière de santé, les autorités sont incapables de faire preuve de franchise et de transparence. La vaccination contre le Covid-19 hérite malheureusement de toute cette histoire. Les gens disent “vous pouvez toujours parler des bénéfices du vaccin, vous n’êtes plus crédibles”.»
Autre facteur conséquent : le poids des fake news, qui circulent à une vitesse folle dans ce département d’environ 360 000 habitants. Il y a les rumeurs de quartier, qui se diffusent par cercle concentrique jusqu’à l’autre bout de l’île. Et notamment celle-ci, entendue en boucle la semaine passée : «Je connais quelqu’un qui bosse au CHU et qui dit qu’ils ne sont pas si débordés. Ils gonflent les chiffres pour faire peur et nous pousser vers le vaccin.» La mort de l’artiste Jacob Desvarieux, le 30 juillet, n’a fait qu’entraîner un peu plus de confusion : bien que décédé du Covid-19, les ouï-dire super-propagateurs racontent que ce serait en fait sa troisième dose de vaccin qui l’aurait tué. Il y a aussi les vidéos circulant sur les groupes WhatsApp massivement utilisés.
Vendredi, Charlot, 53 ans, ouvrier en bâtiment, les faisait défiler sur son téléphone lors de sa pause déjeuner, devant l’église de Fonds-Saint-Denis, un village du Nord en pleine forêt tropicale. L’une fait apparaître un homme en train de développer sa théorie mensongère sur la 5G. Une autre montre un pseudo-médecin, en blouse mais sans identité, «inciter à la plus grande prudence» face à la vaccination, «cette expérimentation où l’humanité est devenue cobaye». Surtout, de nombreuses images non sourcées mettent en scène des individus prétendant témoigner de leurs mauvaises expériences vaccinales – «on m’a ramené à la vie», narre une jeune femme dans sa vidéo. «On ne sait plus qui croire, tout le monde dit tout et son contraire sur le vaccin. Je suis perdu, je ne sais pas quoi penser», concluait Charlot, désabusé.
Pharmacien biologiste retraité et désormais maire de Saint-Pierre, Christian Rapha estime qu’une «vraie guerre de communication contre les antivax est ouverte» et que dans ce combat, toutes les voix officielles «ne font pas encore assez», notamment les élus. «Je pense que la campagne des élections territoriales y est pour beaucoup [qui ont eu lieu le 20 et 27 juin pour renouveler les membres de l’assemblée de la Collectivité territoriale unique de la Martinique (CTM)]. Personne n’avait envie d’appeler à fond pour la vaccination, car tout le monde savait que le sujet était inflammable et personne ne voulait être traité de vendus aux laboratoires ou à l’Elysée», se désole-t-il. La motion votée il y a quinze jours par la CTM contre l’extension du pass sanitaire et l’obligation vaccinale, prônant dans le même temps le développement de la «pharmacopée locale pour permettre notamment la prévention et le renforcement du système immunitaire de la population», a sans doute fini d’embrouiller les esprits. «Crier haut et fort que nous allons trouver une alternative thérapeutique comme des grands dans notre coin, c’est jeter de l’huile sur le feu, regrette Christian Rapha. Les gens se disent que la vaccination n’est pas l’unique sortie de crise possible, alors que l’urgence de la situation prouve tout l’inverse. Il serait temps que les élus retrouvent leur courage et nagent à contre-courant des antivax.» Jeudi, le président de la CTM, Serge Letchimy, publiait pour la première fois un communiqué appelant solennellement tous les Martiniquais à se faire vacciner.
«La communication et la pédagogie ont longtemps été aux abonnés absents»
Nombreux médecins du terrain déplorent également une ARS trop discrète. Le 19 juillet, celle-ci a lancé une «consultation citoyenne» pour comprendre les «freins à la vaccination» et «redynamiser la campagne». Les résultats finaux ne sont pas encore établis, mais Jérôme Viguier, le directeur, fait savoir à Libération que les deux plus gros nœuds du problème concernent les «divergences médicales» et les «interrogations scientifiques sur le vaccin». «Les informations circulent plus par le bouche à oreille et les réseaux sociaux que par les grands médias nationaux, très peu suivis parce qu’ils parlent majoritairement de l’Hexagone, expose Jérôme Viguier. Donc forcément, les gens reçoivent une information déformée qui laisse penser qu’il y a autant de pro-vaccin que d’anti, dans la population comme chez les médecins.»
Une analyse «partagée» par ce généraliste du nord de l’île, qui reproche cependant à l’ARS de «n’avoir rien fait pour atténuer cela». «La communication et la pédagogie ont longtemps été aux abonnés absents. Les autorités sanitaires se réveillent enfin, mais avec quel retard… fulmine-t-il. Aucune politique d’“aller-vers” n’a été mise en place, le premier bus va commencer ses tournées que dans quelques jours, soit plusieurs mois après la métropole !» Lui-même a monté de sa propre initiative, il y a trois semaines, un centre de vaccination ouvert tous les samedis matin dans son village. «Dès que j’ai su que je pouvais directement commander des doses Pfizer chez mon pharmacien, je me suis lancé. Mais à aucun moment, l’ARS n’a sollicité le réseau de proximité. Rien n’est fait pour encourager et accompagner les médecins de famille à s’engager fortement dans la vaccination, alors qu’ils sont les plus à même de rassurer leurs patients. Il n’y a aucune politique proactive pour toucher la population directement sur son lieu d’habitation.» Cette semaine, deux nouveaux mini-vaccinodromes pilotés par l’ARS devraient voir le jour pour remplacer le centre de vaccination du port de Fort-de-France, incendié le 31 juillet. Tous deux se situeront dans l’aire urbanisée du chef-lieu de l’île.
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