Le sociologue Michel Billé estime nécessaire, dans un entretien au « Monde », de renoncer à la question du profit pour pouvoir construire véritablement une société du grand âge.
Michel Billé est sociologue, spécialisé dans les questions relatives aux handicaps et à la vieillesse, président de l’Union nationale des instances de coordination, offices de retraités et personnes âgées. Il est l’auteur, avec Didier Martz, de La Tyrannie du « Bienvieillir ». Vieillir et rester jeune (Erès 2018).
Face au coronavirus, plusieurs Ehpad sont à nouveau contraints au confinement. Dans ces établissements, qui hébergent 609 000 personnes selon les données 2017 de l’Insee (soit 21 % des plus de 85 ans), les revendications du personnel – créations de postes, hausse des salaires – restent de longue date insatisfaites. Comment en est-on arrivé là ?
Avec l’augmentation de l’espérance de vie, on a retardé l’âge de l’apparition des problèmes de santé liés au vieillissement. Lorsqu’on était vieux à 60 ans, ces problèmes arrivaient vers 65 ans et on ne vivait guère au-delà – c’est pourquoi le système de retraite était dans les premiers temps parfaitement équilibré sur le plan financier. Désormais, nous sommes nombreux à vieillir longtemps. La « dépendance » apparaît beaucoup plus tard, mais elle peut durer de longues années.
Face à cette évolution, les années 1980 ont été des années de refonte très importante des politiques sociales destinées à la vieillesse. Il faut dire que l’on revenait de loin, puisqu’on se donnait alors comme objectif « l’humanisation des hospices » ! Cette période est celle qui verra se poursuivre sur l’ensemble du pays la construction des maisons de retraite (les futurs Ehpad), tout en reconnaissant le droit de vieillir chez soi avec le développement des services à domicile. De ce point de vue, les années 1980 constituent la période d’invention de la gérontologie moderne. Mais les moyens alloués, très rapidement, sont devenus insuffisants.
Pourquoi ce grave problème de société s’enlise-t-il d’année en année ? Quel regard sur la vieillesse cela révèle-t-il de notre part ?
La manière dont les Ehpad se sont retrouvés démunis face à l’épidémie de Covid-19 nous renvoie avec violence à la manière dont on tente de rendre nos anciens invisibles. Lorsqu’on regarde notre rapport actuel au très grand âge, ce qui ressort avant tout, c’est qu’il convient de cacher les vieux. Parce que les voir nous fait peur. En les rendant invisibles, on rend inexistante notre propre vieillesse, qui arrivera bien assez tôt. Alors on les cache, derrière les murs d’un Ehpad démuni de moyens.
Si j’entre demain en Ehpad, ses responsables vont écrire pour moi – dans le meilleur des cas avec moi – un « projet de vie personnalisé ». Si je ne suis pas en mesure de l’approuver et de le signer, on demandera à mes enfants de le faire. Cela part d’un bon sentiment, avec l’idée que chacun puisse bénéficier d’un travail qui lui soit adapté. Mais il faudrait pour cela doubler le nombre de soignants et de personnel accompagnant… Sans ces moyens, on ne fait, derrière ce « projet de vie personnalisé », que me rendre invisible.
Aujourd’hui, la France compte 1,5 million de personnes de 85 ans et plus. A l’horizon 2050, elles pourraient être 4,8 millions. Comment faudrait-il aborder cet âge de la vie pour tenir compte de cette évolution démographique ?
Si nous voulons inventer pour demain un autre rapport à la vieillesse, il faut commencer par essayer de considérer les vieux non pas à travers ce qu’ils ont perdu, mais à travers ce qui leur reste. De même, chacun d’entre nous peut regarder sa propre vieillesse de deux manières contradictoires, complémentaires – Edgar Morin dirait : « paradoxales ». Ma vieillesse, c’est cette période de ma vie qui me rapproche de ma mort, mais c’est aussi celle qui me sépare encore de ma mort.
Si je la regarde selon la première perspective, le risque est de commencer à mourir tout de suite – puisque de toute façon je vais mourir demain. Si je la regarde selon la seconde perspective, alors, quel que soit mon état de santé, il y a sans doute moyen d’investir encore ce temps qu’il m’est donné de vivre. Si, de plus, j’ai un entourage bienveillant et attentif, qui me stimule, qu’est-ce qui m’en empêcherait ? Vieillir, c’est en quelque sorte apprendre à courir lentement. Ce n’est pas parce que je ne peux pas faire tout ce que je faisais à 20 ans, ni de la même manière, que je ne peux plus le faire du tout. Et si d’autres veulent m’accompagner dans mon grand âge, et dans mon très grand âge, il faut qu’ils apprennent à m’accompagner dans l’accès à la course lente.
Au-delà des proches, quel rôle la société devrait-elle jouer pour honorer cet éloge de la lenteur ?
Lorsque notre horizon se rétrécit, que la dépendance s’installe, qu’est-ce qui pourrait nous donner envie de vivre encore, si ce n’est le plaisir de la rencontre, du lien, de l’affection ? Le rôle de la société devrait être de permettre un accompagnement suffisamment bienveillant pour que cet investissement du temps puisse se faire.
Je vous donne un exemple. Je suis allé à plusieurs reprises au Québec, travailler quelques jours avec Nicole Poirier, fondatrice, en 1996, d’un centre de ressources baptisé Carpe Diem. Cette maison accueille une dizaine de personnes, toutes malades d’Alzheimer à un stade évolué, et son approche humaniste est à contre-courant de ce qui se pratique généralement dans les établissements classiques. Une nuit durant laquelle j’étais de veille avec une aide-soignante, on découvre l’une des résidentes debout, dans le couloir.
« Où allez-vous, madame ?
– Il est l’heure, il faut que j’aille chercher ma fille. »
L’aide-soignante aurait pu lui demander de retourner se coucher. Au lieu de quoi elle ouvre le dialogue, lui demande depuis combien de temps elle n’a pas vu sa fille, et lui propose de boire quelque chose de chaud. Il est 2 heures du matin, et voilà qu’on va prendre une infusion. Vous connaissez des Ehpad en France où on fait cela ? Ce doit être bien rare ! Cela dit, au Québec aussi c’est assez exceptionnel. Mais on tient là quelque chose. On parle et, au bout d’une petite heure, la vieille dame va se recoucher tout simplement quand on le lui suggère.
Pour bien prendre en charge des personnes très âgées, il faut donc laisser au seuil de la porte toute question de rentabilité ?
Absolument. Toute question de rentabilité, et même toute question de dépenses. Très souvent, on me dit : « Mais vous ne vous rendez pas compte, tout cela a un coût. » Mais oui, bien sûr ! Si nous continuons à regarder l’argent que nous consacrons à l’accompagnement des plus âgés de nos concitoyens comme un coût, on va à la catastrophe. Cette dépense est un investissement, porteur d’emplois, d’essor économique et d’une multitude de choses, notamment de relations sociales.
La crise sanitaire actuelle, qui a provoqué la mort de milliers de personnes âgées dans des conditions souvent douloureuses pour les familles, peut-elle accélérer la prise de conscience de cette nécessité ?
Ce qui se passe actuellement est effrayant. Qu’il s’agisse de l’isolement que l’on a imposé aux résidents des Ehpad, au motif de les protéger de l’infection, ou de la manière dont, parfois, on ne tente pas de les guérir lorsqu’ils l’attrapent. Et je ne vois pas bien pourquoi, au-delà de cette période particulière, on déciderait soudain de consacrer à l’accompagnement et aux soins des personnes âgées les sommes et les moyens qu’il faudrait qu’on leur consacre.
Quand le Covid-19 sera derrière nous, je crains qu’on oublie de nouveau les vieux. Nous assistons, plus encore aujourd’hui qu’hier, à une sorte de cotation de la valeur de la vie des uns et des autres. On voit bien que la vie d’un vieux a moins de valeur, puisque de toute façon il est plus fragile face au Covid-19 – alors qu’a contrario les jeunes lui résistent plutôt bien. Pour revaloriser la vie des plus âgés de nos concitoyens et construire une société du grand âge, il faudrait renoncer à en tirer du profit. Or nous sommes dans une spirale de privatisation de la santé en général, et de la sphère gérontologique en particulier.
La fin de vie en Ehpad n’est pourtant pas une fatalité. La mise en œuvre d’un meilleur maintien à domicile est possible, comme le montrent notamment les exemples danois et hollandais. Que faudrait-il faire pour amorcer cette évolution en France ?
Avant tout, c’est le regard que nous portons sur les vieux qui doit se transformer. Etre vieux n’est en soi ni un défaut ni une maladie ni un délit… Demain, je serai un peu plus vieux, et j’aurai peut-être besoin d’être « soutenu » à domicile et non « maintenu » à domicile ! J’aurai besoin d’être « pris en considération », non pas « pris en charge » – je ne suis pas une charge ! J’aurai besoin que l’on « veille » sur moi, pas que l’on me « surveille »… Ça n’a l’air de rien, mais ces mots parlent bien du nécessaire changement de regard qu’il faut opérer sur la vieillesse. C’est à cette condition que les vieux pourront être considérés non comme des objets de soin, mais comme des sujets de droit. Rencontrant des difficultés et des problèmes, mais restant jusqu’au terme de leur existence hommes et femmes. Citoyens à part entière.
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