Les professionnels de santé seraient-ils de plus en plus fragilisés ? En 2010, une étude de la Drees estimait que plus d’un généraliste sur dix était en détresse psychologique, les femmes étant deux fois plus concernées.
Les chiffres de l’association MOTS sont même inquiétants : il y aurait 2,5 fois plus de suicides chez les médecins que dans le reste de la population, 45 praticiens – généralistes en majorité – tenteraient même de mettre fin à leurs jours chaque année en France.
Pour pallier ce mal-être, 20 % des généralistes interrogés dans le cadre de l’enquête de la Drees déclaraient avoir pris des anxiolytiques ou des hypnotiques dans l’année. Et ils sont 5 % à reconnaître avoir consommé des antidépresseurs, plus souvent les femmes (24 %) que les hommes (19 %).
Parfois, la consommation d’anxiolytiques ou d’antidépresseurs conduit certains praticiens à sombrer dans la dépendance. Dans un mémoire récent, le Dr Michèle Lefèvre estimait entre 10 000 et 15 000 le nombre de praticiens souffrant d’addictions, soit 5 à 10 % du corps médical français, à l’alcool pour 70 % d’entre eux.
Pr Eric GALAM,médecin coordonnateur de l'AAPML
L’activité professionnelle en cause
Et si la principale addiction dont sont victimes les médecins était une « addiction » au travail… 83,6 % des médecins généralistes interrogés dans une enquête de l’URPS Franche-Comté avouaient un exercice moyen de 50,8 heures au cours d’une semaine ordinaire. Et 46 % des répondants d’une thèse sur les facteurs déterminant le départ anticipé des médecins généralistes reconnaissaient avoir vécu une situation d’épuisement professionnel.
Ce surinvestissement, source de stress, de surmenage et, parfois, de dépression peut entraîner une dépendance à l’alcool, mais aussi à diverses substances telles que les psychotropes, les opiacés et autres drogues. Une étude, publiée dans le British Medical Journal, fait état d’une dangereuse corrélation entre le surinvestissement professionnel et la consommation d’alcool ou d’autres produits stimulants et/ou anesthésiants. Comme si le recours à l’alcool ou aux psychotropes conférait aux médecins l’illusion de pouvoir assumer des journées de travail sans fin, un excès de stress et la solitude professionnelle.
Tous les moyens sont bons...
Pour résister, tous les moyens seraient bons. À l’instar de ce témoignage publié par The Lancet et qui décrit le chaotique parcours du Dr Martin Hatcher, anesthésiste au Royaume-Uni. « Quand jeune anesthésiste, je découvris que quelques milligrammes de Fentanyl dans du jus d’orange rendaient une nuit de garde plaisante, j’ai commencé à en prendre régulièrement. Puis j’ai commencé à en ramener chez moi le soir et le week-end, pour me détendre. Et ensuite pour préparer mes examens, que j’ai tous réussis. » Le Dr Hatcher est aujourd’hui suspendu pour avoir falsifié des ordonnances et truqué ses analyses d’urine. Cas d’école ? Le Pr Éric Galam, médecin coordonnateur de l’AAPML, met en garde : « La médecine est un sacerdoce qui a un aspect dopant. Avec le risque de vouloir tout donner aux patients ».
Dr Eric Henry, Président du SML
En France, explique aussi le Dr Pierre Voisin, médecin généraliste spécialisé en addictologie qui suit des praticiens en addiction, le problème se développerait chez les internes en médecine qui, pour supporter la charge de travail auraient recours à l’alcool ou aux opiacés.
Formé à la prévention du risque suicidaire et président du SML, le Dr Éric Henry partage ce point de vue : « Dans l’esprit des médecins, une bonne journée de travail est une journée de 10 heures. Et cette pression commence dès le cursus universitaire car la concurrence est très rude. Un étudiant qui survit à la pression et surinvestit son travail se voit comme un héros. Pourtant il tombe dans la vulnérabilité addictive ». Un avis nuancé par le Dr Philippe Arvers, addictologue à Lyon : « La surcharge de travail peut être un point d’entrée dans l’addiction, mais ce n’est pas le seul mobile ».
Pour ce spécialiste des addictions, l’évolution de la relation entre le médecin et le malade est également en cause. « Les généralistes souffrent d’une baisse d’estime et manquent de confiance en eux. C’est un facteur non négligeable de vulnérabilité ». Le vieillissement de la profession, le manque de loisirs, l’augmentation des charges administratives, la dévalorisation du métier et la perte d’identité sont autant de facteurs également pointés par le Dr Henry.
Les dangers de l’auto-prescription
La banalisation de la consommation d’alcool dans notre société et la facilité pour les médecins de s’auto-prescrire des traitements peuvent aussi être de véritables passerelles vers la dépendance. 60 % des médecins généralistes interrogés par la Drees ayant eu recours aux antidépresseurs reconnaissent se les être auto-prescrits.
D’après cette même enquête, 84 % des généralistes sont leur propre médecin traitant, d’où une tendance à l’auto-diagnostic et à l’auto-prescription. « Les médecins manient les médicaments au quotidien, explique le Dr Galam. Ils sont convaincus qu’ils sont simples à utiliser, qu’ils en connaissent les effets secondaires et qu’ils sont une canne de secours facile ». Il n’y aurait cependant pas plus d’addictions chez les médecins que dans le reste de la population rassure le Dr Henry, « mais nous avons accès à certaines substances, notamment à tous les médicaments non utilisés que nous rapportent les patients ».
Auto-médication, mésusage et surconsommation de substances ont parfois des conséquences très graves sur la santé physique et psychique de leurs consommateurs. Le Dr Philippe Arvers, addictologue à Lyon se souvient ainsi de la nécessité d’hospitaliser d’urgence l’un de ses patients, un médecin qui avait pris l’habitude de s’autosoigner : « Il se prescrivait du baclofène dont il a négligé ou méconnu les effets secondaires. En arrêtant subitement son traitement, ce médecin est devenu extrêmement violent ». Alors que l’on dénombre en France 5 millions de buveurs excessifs, moins de 20 % des personnes présentant une dépendance à l’alcool consultent un professionnel. Et ce premier contact interviendrait en moyenne 10 ans après les premiers symptômes d'alcoolodépendance.
Dr Yves Léopold, vice-président de la CARMF, fondateur de l'Association pour les soins aux soignants
Un déni de dépendance
Les médecins n’échappent pas à la règle avec un déni et un manque de clairvoyance parfois prolongé de leur état et de leurs symptômes. « Encore faut-il être capable d’identifier et d’accepter que l’on est en situation de dépendance », explique le Dr Yves Léopold, vice-président de la CARMF et fondateur de l’Association pour les soins aux soignants. Car la banalisation de son propre état et le refus de se reconnaître malade sont monnaie courante chez les médecins. Lorsqu’un soignant contacte l’AAPML, la question lui est posée d’emblée : « Prenez-vous des substances ? ». Le Dr Galam est formel : « Ils disent qu’ils ne consomment pas de substances. Mais ils reconnaissent un peu plus facilement qu’ils consomment de l’alcool ».
Erreur de diagnostic ou de thérapeutique, la consommation d’alcool ou de drogues, en modifiant les comportements et les capacités de jugement ou de décision peut se révéler dangereuse tant pour la patientèle que pour le médecin et son entourage. Ainsi, le déni peut avoir des conséquences dramatiques à l’instar du drame d’Orthez où l’alcoolisme d’une anesthésiste avait coûté la vie à une jeune mère.
La honte ressentie
Au déni s’ajoutent les sentiments de honte et de culpabilité liés à la surconsommation d’alcool ou de substances dangereuses. « Être en burn-out, c’est presque à la mode », ironise le Dr Galam. Pas l’addiction… « La plupart du temps, les médecins ont besoin de parler mais ne savent pas vers qui se tourner », fait remarquer le Dr Régis Mouriès, fondateur de l’AAPML. Les associations, l’Ordre et la CARMF ont pris la mesure des enjeux et élaboré des solutions pour venir en aide aux praticiens en créant des numéros d’appel avec cellules d’écoute anonymes et confidentielles. « Les médecins nous appellent pour confier leurs difficultés et, de fil en aiguille, ils en disent plus », commente le Dr Mouriès qui précise que les généralistes et les infirmières sont les plus vulnérables.
Le Dr Michel Evreux, président du réseau ASRA qui s’adresse aux médecins de la région Rhône-Alpes, explique qu’il est très rare qu’un praticien contacte une association pour un problème d’addiction. Selon lui, la consommation d’alcool ou de substances est toujours liée à un syndrome psy. « Lorsqu’ils nous contactent, les médecins invoquent une situation d’épuisement professionnel, de burn-out mais ne nous disent jamais qu’ils boivent ou consomment des substances. » Ce qui rend la prise en charge des victimes d’addiction encore plus complexe.
« La dépendance à l’alcool est un sujet difficile à aborder dans la population en général, alors pour un médecin…, pointe le Dr Philippe Arvers. Il faut beaucoup de courage pour franchir le pas et mettre un mot sur un comportement : la dépendance », reconnaît cet addictologue à Lyon qui souligne la difficulté pour un médecin d’accepter de passer de la position de soignant à celle de soigné n’ayant pas réussi à se prendre en charge.
Une démarche volontaire
Malgré les réseaux d’entraide, assumer sa dépendance est difficile. « Le patient doit entrer volontairement dans la démarche, explique le Dr Jean Thévenot qui préside l’association MOTS. Il est impossible d’imposer à quelqu’un de se soigner. Et l’ensemble de l’entourage doit être partie prenante de la démarche. » Dans la réalité, les choses sont plus complexes.
Les médecins suivis par le Dr Voisin jusqu’à présent ont eu un parcours chaotique avec une addiction sévère ayant entraîné des ruptures familiales, professionnelles et sociales. Si dans l’idéal la démarche de soin doit être volontaire, ce généraliste prévient que ce n’est pas toujours le cas. « En ce qui concerne mes patients, il s’est agi d’un parcours subi plutôt que choisi. Le soin en addictologie est toujours ressenti comme contraint, avec le spectre d’un passage obligé en cure de désintoxication. L’hypothèse d’un séjour en milieu institutionnel terrorise les médecins ». Une crainte qui retarde l’entrée dans le soin.
Pourtant, le Dr Voisin connaît son affaire et insiste sur ce point : « Il n’est pas toujours nécessaire de passer par un parcours institutionnalisé, même si les portes d’entrée dans le soin n’ont été pensées que sur le plan institutionnel ». Selon lui, 90 % des cas d’addiction peuvent être traités en ambulatoire.
Il préconise une porte d’entrée non stigmatisée, facile d’accès permettant aux médecins concernés d’être pris en charge plus rapidement et plus facilement. « On peut être suivi par un seul médecin et très bien s’en sortir contrairement à l’idée répandue que le problème nécessite un aréopage d’accompagnants ». Reste à frapper à la bonne porte dès les premiers symptôme
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire