Cela nous revient au visage : certains détenus ressortent de prison plus dangereux pour la société qu’ils n’y sont entrés. Chaque fois la même terrible redécouverte. Les terroristes qui ont frappé les 7, 8 et 9 janvier, les frères Kouachi et Amedy Coulibaly, se sont radicalisés derrière les barreaux. Le caractère criminogène de la prison est une chose bien connue, qui n’étonne plus et par conséquent indigne à peine. Cette sensation de malaise devant un aveuglement volontaire, le nouvel ouvrage du sociologue Didier Fassin, L’Ombre du monde, ne la dissipe pas, au contraire.
Prenant soin de ne pas considérer la prison comme un lieu isolé, encore moins une boîte noire (en cela, il se distingue de bien des études sur le sujet), l’auteur s’évertue à mettre au jour les logiques sociales qui alimentent la chaîne allant de l’arrestation d’un individu à sa libération. Il rappelle aussi, dans cette « enquête ethnographique », que la prison est d’abord un collectif d’être humains (qu’ils y soient consignés ou y travaillent), un monde d’objets (d’importance primordiale, et dont la valeur fluctue en fonction de leur rareté : drogues, téléphones portables, etc.), générant un ensemble de tiraillements, de réflexes et de comportements qui ne pourront jamais être totalement contrôlés. Au mieux découragés par encore plus de peine, encore plus de surveillance. Autrement dit par encore plus de violence si, comme le dit l’auteur, la violence institutionnelle est « ce qui est en excès de la simple privation de liberté que le droit prévoit ».
Devant cette incapacité avérée de la prison à remplir la mission qu’on lui prête, notamment celle d’amender et de réinsérer, comment comprendre sa persistance et même, disons-le, son inflation ? Car c’est ce qui atterre, à la lecture de l’enquête, menée dans une maison d’arrêt proche d’une grande agglomération française : la prison enfle. Elle grossit toujours plus. Malgré ses faillites, malgré un gouvernement de gauche – c’est la première fois, avec l’élection de François Hollande, que l’arrivée de cette majorité ne produit pas de réduction de la population pénale. Et ce sans corrélation avec la criminalité : alors que, au cours des trente dernières années, le taux d’homicides volontaires a nettement diminué, le nombre de personnes écrouées a plus que doublé, avec une hausse stupéfiante de 52 % sur les seules dix dernières années. Pour la période récente, un certain nombre d’explications sont avancées, comme l’alourdissement des sanctions prévues par la loi notamment en cas de récidive, le développement de la comparution immédiate, défavorable aux prévenus, ou la soudaine décision de mettre à exécution des peines anciennes d’emprisonnement. A cela s’ajoute, analyse l’ouvrage, la centralité de la prison dans l’imaginaire répressif des juges et des policiers, mais aussi des politiques et des médias, expliquant la difficulté des peines alternatives, quand bien même sont-elles disponibles, à s’imposer.
Statistiques ethniques
Pour comprendre ce qu’est la prison, il faut comprendre qui on emprisonne et qui on n’emprisonne pas, rappelle le sociologue. La délinquance financière jouit d’une quasi-impunité carcérale, on le sait, quand sont surreprésentées les classes populaires et les minorités ethniques. « Les hommes noirs ou arabes constituent les deux tiers de l’ensemble des détenus », observe-t-il sur son terrain d’enquête. S’il choisit de publier ces chiffres, malgré la traditionnelle hostilité française à l’emploi des statistiques ethniques, c’est pour rendre sensible la réalité de l’inégalité devant la prison. Elle-même, du reste, peut être analysée comme un instrument de gestion des inégalités : plus l’Etat social recule, plus l’Etat pénal avance, cette conjonction donnant lieu à d’intéressantes analyses.
De cette riche enquête, qui prend le temps d’interroger l’amont de la prison comme son aval, le métier de gardien ou le rôle de juges des libertés et de la détention, on retient cette formule : la prison est « un rappel à l’ordre social ». A cette aune, on comprend mieux pourquoi on n’y condamne pas « ceux qui comptent », on comprend mieux aussi pourquoi on ne fait aucun cas de l’ennui et la perte de sens dont disent souffrir les prisonniers, on saisit pourquoi leurs douleurs physiques sont négligées. Une façon de rappeler à chacun quelle est sa place dans la société. A la lumière de cette interprétation, la séduction, en prison, du fondamentalisme musulman (qui promet gloire et considération à ses adeptes) peut probablement, aussi, s’analyser comme une funeste résistance à cette dépréciation sociale.
L’Ombre du monde. Une anthropologie de la condition carcérale, de Didier Fassin, Seuil, « La couleur des idées », 608 p., 25 €.
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