GRAND ANGLE
Après
quatre années et demie de bataille juridique, Dominique Cottrez sera finalement
jugée cet été pour le meurtre, entre 1989 et 2000, de huit de ses
bébés, étouffés à leur naissance et dissimulés jusqu’en 2010. Pour la première
fois, elle tente de s’expliquer dans «Libération».
Elle habite au rez-de-chaussée, une petite pièce unique donnant sur cour qui fait office de chambre, salon et salle à manger. Son mari, qui est resté avec elle «malgré tout», est sorti, elle est seule devant sa télévision,«comme tous les jours» depuis sa sortie de prison. Elle serre la main en tentant de sourire, baisse les yeux. On remarque un peu partout sur les placards des autocollants du dessin animé Ratatouille, et elle explique que ses petits-enfants (deux garçons de 6 ans, une fillette de 18 mois) viennent très souvent la voir, qu’elle les garde les mercredis et pendant les vacances. L’autre chose que l’on remarque, quand la conversation réussit enfin à s’installer, entre gêne et longs silences, c’est une acuité forte dans l’attention, une intelligence fine des échanges.
LE PLUS IMPORTANT INFANTICIDE EN EUROPE
Dominique Cottrez a tué huit de ses bébés, entre 1989 et 2000, en les étouffant à la naissance. Elle est l’auteure du plus important infanticide jamais dévoilé en Europe. Elle fut d’abord un gros titre, et l’indignation de ses voisins au JT - «c’est un monstre» - lorsque les corps cachés furent découverts, le 24 juillet 2010. Elle fut ensuite une bataille de juristes, les uns plaidant pour qu’elle soit jugée, les autres pour que soit considéré que les faits commis sont trop anciens, donc prescrits. Elle est aujourd’hui l’incarnation d’un changement décisif de jurisprudence : le 7 novembre 2014, la Cour de cassation a estimé que devait être appliquée à son cas une lecture inédite de la loi, permettant malgré l’ancienneté des faits l’organisation d’un procès, prévu du 25 juin au 2 juillet.
Où sont les mots pour demander à une femme pourquoi elle a tué ses huit bébés ? Où sont les mots pour expliquer que l’on a rencontré cette femme et que l’on a été touchée par sa détresse ? En ce début janvier, les routes et les champs du Pas-de-Calais sont gris et gelés, et la petite ville de la périphérie lensoise où habite Dominique Cottrez, malgré les décorations de Noël encore pendues, ne fait pas exception à la lugubre impression.
Que fait-on là ? Voilà quatre années et demie que l’on suit, par décisions de justice interposées, le sort de cette femme, 50 ans aujourd’hui. Monstre, fait divers, cas psychiatrique ou cas de droit, l’évolution des clichés ne nous a rien appris sur qui est Dominique Cottrez. Alors on a tenté, il y a longtemps déjà, par l’intermédiaire de Frank Berton, son avocat, une première demande pour la rencontrer. Réponse : non. Après deux années de détention préventive, l’ex-aide-soignante vit en liberté provisoire depuis août 2012, libre de ses rencontres et de ses mouvements. Mais se sentait jusqu’ici «trop fragile, trop coupable» pour parler à un journaliste.
On a réitéré la demande et, en novembre, Frank Berton a répercuté un changement. «Puisque la justice a décidé qu’elle devrait s’expliquer, elle est prête à essayer.» Dominique Cottrez, bien que «très angoissée», allait recevoir pour la première fois successivement trois médias, dontLibération.
«COMME SI J’ÉTAIS DEUX CHOSES OPPOSÉES»
Elle s’assoit derrière une petite table ronde à la toile cirée beige et marron. Elle regarde dans les yeux. Ne dit rien. Il faut revenir sans cesse aux questions, elle répond à mots courts, mais n’élude pas. Dominique Cottrez comprend que des habitants de son ancien village, Villers-au-Tertre (Nord), des inconnus dans la rue, d’autres sur le Facebook de sa fille la traitent d’«horreur», de «grosse merde». Ce qu’elle ne comprend pas, c’est l’inverse : «Que des gens acceptent de m’écouter, que ma psy accepte de me soigner, que mon avocat veuille bien me défendre.» L’étiquette du«monstre», elle se l’applique toute seule. «Quand je revois ce que j’ai fait. Mais quand je pense à mes deux filles, à mes petits-enfants, c’est différent. C’est comme si j’étais deux choses opposées.»
Entre 1989 et 2000, Dominique Cottrez a enchaîné huit grossesses cachées et huit meurtres de nouveau-nés. Personne, pas même son mari (un temps soupçonné), n’a réalisé qu’elle était enceinte, sans doute du fait de sa forte corpulence (140 kilos) et des vêtements amples qu’elle portait. Auparavant, elle avait accouché d’une première fille, E., en 1987, enfant «désiré», dit-elle, et annoncé à tous dès les premiers mois de maternité. Puis elle était retombée enceinte, grossesse dissimulée cette fois, qu’elle n’avait révélée à ses proches «qu’au moment des premières contractions». V. était née en 1988 et Dominique Cottrez avait subi «les regards, les reproches… Dans le village, tout le monde me critiquait, disait que c’était anormal, que je n’avais pas pensé à l’enfant». La maternité suivante, un an plus tard, est tue jusqu’à l’accouchement, seule dans la salle de bains de la maison familiale. Le petit corps, un garçon, est asphyxié dans des draps, emballé dans un sac plastique, enfoui dans sa garde-robe, puis dans le grenier du domicile de ses parents.
«Je savais que j’étais enceinte, dit-elle. Mais je me disais dans ma tête "non, ce n’est pas possible", et j’essayais de penser à autre chose. Jusqu’au dernier moment, j’espérais un miracle. Que quelqu’un me parle, même si en même temps j’avais peur qu’on me découvre.» Les psychiatres et psychologues qui l’ont examinée évoquent un «engrenage». Il n’y a pas de«déni de grossesse», observent-ils. Pas de pathologie psychiatrique. Mais un «processus psychopathe».«Pour moi, jusqu’au dernier moment, ce n’est pas un enfant, nous dit Dominique Cottrez. Après, j’ai les contractions, je me rends compte que ça va arriver, et là, je n’ai pas d’autre solution…»
Aux enquêteurs, aux psys, à nous maintenant, elle essaie d’expliquer pourquoi elle pensait n’avoir «pas d’autre solution» que de tuer ses enfants. Revient, en boucle, sa terreur «de tout ce qui est médical. De tout ce qui est… le corps». Et le traumatisme de son premier accouchement. Les contractions, très douloureuses, débutent à 5 heures du matin. Se poursuivent jusqu’à 20 heures. A côté de son lit, une sage-femme qui, d’après elle, ne fait que lui parler de son poids. «Elle me disait que l’enfant était bloqué à cause de mon embonpoint, que j’aurais dû d’abord maigrir, que je n’avais fait aucun effort. Elle a ajouté : "Si je vous revois à la maternité pour un deuxième, vous avez intérêt à avoir changé."» Après cette journée, Dominique Cottrez n’est plus jamais allée consulter un médecin, renonçant notamment à se faire prescrire un moyen de contraception. Les psychiatres parlent d’«une pathologie de l’image du corps». Au rang des «tentatives d’explication», elle évoque ensuite la honte du jugement social sur sa deuxième grossesse, cachée jusqu’à la naissance de V. «Je ne voulais plus qu’on me regarde encore comme ça.»
PHOBIE DU CORPS ET EFFROI DU «REGARD DES AUTRES»
Mille fois, elle a entendu les questions qu’on lui pose à nouveau sur la contraception, l’avortement, la parole, tous ces chemins qu’elle aurait pu, aurait dû prendre pour éviter l’horreur. Mille fois, elle a donné les mêmes réponses, forcément insatisfaisantes, irrationnelles, parlant toujours de la sage-femme, de sa phobie du corps, de son effroi du «regard des autres».Son horrible secret, elle était partie pour le garder jusqu’au bout. Si son père n’était pas décédé en 2007, si la maison parentale n’avait pas été vendue, si l’acheteur n’était pas tombé sur deux corps de nourrissons enterrés en bêchant le jardin, elle n’aurait jamais parlé.
C’était le 24 juillet 2010. Les nouveaux acquérants d’un petit pavillon de Villers-au-Tertre décident de creuser un bassin dans le jardin. Deux sacs-poubelles renfermant deux petits cadavres sont mis au jour. Les anciens propriétaires, Oscar et Louise Lempereur, sont décédés. Les gendarmes interrogent leurs cinq enfants, qui ont tous grandi là. Dominique, la benjamine, avoue. Et dit que six autres corps sont dans le garage de sa maison.
Ce n’est que sept mois plus tard, début février, interrogée une énième fois par la juge d’instruction, qu’elle ajoute avoir été victime d’inceste par son père. «Je n’arrivais pas à en parler, dit-elle. Je suis timide… Une chose comme ça, c’est une honte. Et puis mon père, je l’aimais. Même s’il a fait ça… ça reste mon papa.» Elle a 8 ans au moment du premier viol.«Ensuite, il a recommencé. Pas tous les jours, mais moi, j’avais peur tous les jours. Il a arrêté quand j’étais adolescente. Ça a repris après mon mariage.» Elle se tait. Elle pleure. «Là… c’est différent. J’étais adulte donc, au fond, peut-être que j’étais un peu consentante.» La juge d’instruction l’a interrogée cent fois, elle ne sait toujours pas. «C’est compliqué. A la fois je lui en voulais. A la fois je l’aimais. Mon père, juste avant de mourir, il s’est tourné vers moi et il a dit : "Mais qu’est-ce que tu vas devenir ?" Ce sont ses derniers mots. Il pensait que je ne pouvais pas vivre sans lui. Moi aussi, je pensais ça.»
Dernière enfant de la fratrie, Dominique Cottrez née Lempereur était, parmi son frère et ses sœurs, la plus proche des parents. Elle a grandi dans un rapport de «grande obéissance» à une mère plutôt sévère et à un père taiseux mais fusionnel, tous deux agriculteurs. Chaque jour, elle aidait à la ferme, «traire les vaches, ramasser les œufs, nourrir les cochons»… Dans les premiers interrogatoires de l’enquête, elle parlait d’une enfance«heureuse». Quand on le lui rappelle, elle secoue la tête. «C’était pas une très belle vie. Mon meilleur moment, c’est l’adolescence. Parce que mon père me laissait tranquille.» Elle dit que c’est «aussi beaucoup» parce qu’elle a eu peur que ses nourrissons soient issus de ces rapports incestueux qu’elle les a tués. Les analyses ADN ont montré qu’ils étaient tous les enfants de son mari.
C’est en discothèque, à 18 ans, qu’elle rencontre Pierre-Marie Cottrez. «En discothèque, je ne dansais pas, non, bien sûr !» sourit-elle un court instant. En surpoids depuis l’enfance, elle se souvient avoir été de tout temps «très complexée». «J’avais toujours des remarques désagréables, les gens se moquaient. En sport, par exemple, ils rigolaient.» Elle n’a «presque pas d’amis, aucun petit ami». La bienveillance de Pierre-Marie lui fait l’effet d’un baume miraculeux. «Pour lui, j’étais une femme comme une autre, ça ne le dérangeait pas que je sois forte. Ça ne l’empêchait pas de se montrer avec moi, de me donner la main en ville. Je n’avais jamais connu ça.» Ils se marient deux ans plus tard, en 1985. E. naît en 1987.
«DES GENS QUI NE PARLENT PAS»
Elle admet avoir toujours eu «très peu de conversations» avec son mari, mais aussi avec ses parents, ses filles, avec tout le monde. «On est des gens qui ne parlent pas.» Après son mariage, elle continue à prendre du poids, tente un régime «qui ne marche pas». Son mari développe une vie sociale hors de la maison. Pas elle, qui s’absorbe, «surimpliquée» d’après ses patrons dans son travail d’aide-soignante à domicile auprès de personnes âgées, puis enchaîne sur les tâches domestiques. Pas de loisirs, pas d’amis, pas de vacances, à part «une journée en août pour aller à la pêche».«C’était comme ça quand j’étais petite, dit-elle. J’ai continué.» Les experts psychiatres ont noté chez elle «un sentiment de frustration et de délaissement» grandissant avec les années. Elle leur a confié s’être sentie négligée par son époux, elle ne veut pas le répéter. «C’était notre façon d’être ensemble. Je ne veux pas dire du mal de lui. J’ai tout fait pour qu’il ne remarque pas mes grossesses, je ne peux pas lui reprocher maintenant de ne pas avoir compris. Dans ma tête, je me suis demandé à plusieurs moments s’il savait. Maintenant, je suis certaine qu’il n’avait rien vu.»
Lorsque son mari et ses deux filles, aujourd’hui âgées de 27 et 26 ans, ont«appris», dit-elle, ils lui ont «posé beaucoup de questions».«Mais ils ne m’ont jamais lâchée. Mon mari ne me lâchera jamais. Et on est très proches avec mes filles.» V., contactée par téléphone, confirme. «Même si on n’accepte pas ce qu’elle a fait, c’est notre maman, on l’aime», dit la jeune femme. «Au début, poursuit V., je lui demandais beaucoup pourquoi. Aujourd’hui, je ne comprends toujours pas, je ne sais pas si je comprendrai un jour. Par moments, je lui en veux, par moments non. En fait, je lui en veux, mais je l’aime en même temps.»
V. décrit une mère «très discrète, très aimante, très présente pour sa famille». Une mère «qui veut toujours s’occuper des autres et ne s’occupe pas d’elle». Ses anciens employeurs, le service de soins à domicile de la ville de Douai (Nord), parlent eux aussi d’une «perle», d’une «aide-soignante dévouée».«Dès que j’ai fini mon BEP sanitaire et social, raconte Dominique Cottrez, j’ai tout de suite su qu’il fallait que je me dirige vers les personnes âgées. Surtout à domicile, la relation est plus intime. Je les écoutais, ça leur faisait du bien, et moi aussi du coup, ça me faisait plaisir. Je leur apportais du bien-être. J’arrivais, ils étaient sales, je repartais, ils étaient propres, levés, lavés… Les personnes âgées, elles sont dans le besoin. Et moi, j’aime quand je peux apporter quelque chose aux gens.»
Dominique Cottrez dit qu’en voyant arriver les gendarmes au mois de juillet 2010, elle s’est sentie «soulagée». Si elle redoute le procès, c’est pour ses petits-enfants - «J’ai peur qu’on leur en parle à l’école. Il faut qu’on les prépare.» La prison, en revanche, ne l’effraie pas. «Ça s’est bien passé la première fois. J’y suis en sécurité. La seule chose difficile, c’est de moins voir ma famille.» Son avocat, Frank Berton, s’insurge contre le changement inédit de jurisprudence lié à son cas, répète que les faits sont prescrits et qu’il ne devrait pas y avoir de procès. La Cour de cassation, à l’inverse, a estimé que les crimes ayant été totalement dissimulés, le délai de prescription ne devait démarrer qu’à la découverte des corps. Elle pense juste que «c’est normal, quand on a commis une chose pareille, d’être jugée». Que l’inverse «ne serait pas logique».
«JE VOULAIS LES GARDER»
Avec la révélation des faits, elle a découvert, aussi, la culpabilité. «Avant, je ne réalisais pas. Je ne me disais pas que je les avais tués.» Ce qui frappe peut-être le plus, lorsque l’on se penche sur son histoire, c’est à quel point les corps des nourrissons sont restés proches d’elle, le plus souvent entreposés dans sa chambre, à 2 mètres du lit, les fenêtres ouvertes pour masquer l’odeur. Déplacés régulièrement, de la garde-robe à la salle de bains et au garage. Elle pleure quand on ose enfin lui dire cela, étranglée par les hoquets. «C’est difficile d’expliquer ce qu’ils étaient pour moi. C’étaient des bébés. Ils faisaient partie de moi. Je voulais les garder.» Sa voix s’étouffe complètement. «L’hiver, quand ils étaient dans le garage, je pensais à eux. J’avais peur qu’ils aient froid.»
Aujourd’hui, bien qu’en dépression, sous traitement anxiolytique lourd, cloîtrée chez elle de peur d’être reconnue, Dominique Cottrez se dit «un peu plus heureuse qu’avant», quand personne ne savait. Elle pense toujours à ses nouveau-nés morts mais, dans sa tête, les images ont changé. Ce ne sont plus des bébés. «Maintenant que les enquêteurs m’ont obligée à me souvenir des années de naissance, je pense à l’âge qu’ils auraient. Je me demande ce qu’ils feraient. Je pense à comment ils seraient
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