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samedi 17 janvier 2015

Leurs méchants à eux, par Lydie Salvayre

LE MONDE DES LIVRES | 


Lydie Salvayre.


Pardon, mais je ne parviens pas à partager les grands sentiments du moment, ni l’illusion heureuse que les choses, désormais, ne seront plus jamais comme avant.

C’est mon expérience de pédopsychiatre dans un dispensaire de banlieue qui m’amène à écrire, non sans réticence, ce qui va suivre : dans les années 2008-2009, certains des enfants que je suivais se mirent à dire, naïvement et comme une chose allant de soi, qu’ils détestaient juifs et mécréants : leurs méchants à eux, les méchants de leur histoire.


Comment ces enfants, encore ignorants des passions politiques, en étaient venus là ? Que signifiait leur détestation ? Comment la penser ? Comment la comprendre ? De quel air empoisonné se nourrissait-elle ? Et pourquoi, de l’autre côté du périph, les gens de bien, innombrables si l’on en croit les chiffres de la manif du 11 janvier, s’intéressaient si peu à ce qui l’engendrait, en prenaient si peu la mesure, ou la traitaient avec cette indulgence qui est l’autre nom du j’en-ai-rien-à-foutre ?

Haines communes


Je crus comprendre, depuis, ceci : ces enfants, pour qui l’idée de se rendre à Paris était une affaire compliquée et presque insurmontable tant ils se sentaient loin de ce que Paris représentait, ces enfants aux yeux desquels les valeurs de la France ne signifiaient strictement rien puisque du haut de leurs immeubles ils n’en voyaient pas la moindre mise en pratique, ces enfants qui vivaient dans la nostalgie d’un bled qu’ils ne connaissaient pas et dans l’humiliation blessante d’être tenus à l’écart de la fête, ces enfants se raccrochaient, faute de mieux, à ce qu’ils trouvaient à leur portée : des croyances communes et des haines communes en guise d’armature.

Qui donc aujourd’hui serait assez fou, assez stupide ou assez hypocrite, pour croire que ces croyances et ces haines pourraient disparaître en un instant et par la seule invocation de « Charlie », devenue magique ?

Je ne suis pas devineresse, mais je suis convaincue qu’il faudra du temps, beaucoup de temps, avant que celles-ci ne s’apaisent. Je suis convaincue que le travail pour s’en émanciper sera considérable et ne se satisfera pas d’une petite chirurgie sociale avec quelques pansements, encore moins de dispositifs de contrôle ou de milices de nettoiement comme l’Histoire en a connu, toujours prêtes à surgir. Je suis convaincue que le travail pour s’en émanciper sera, j’insiste, considérable. Pas impossible, mais considérable. Et mieux vaut le dire. Au risque de déplaire aux optimistes. Ces mêmes optimistes dont Bernanos disait qu’ils s’appliquaient à voir le monde en rose pour mieux se dispenser d’avoir pitié des hommes.
Lydie Salvayre

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