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mercredi 14 janvier 2015

« C’est un 11-Septembre culturel »

LE MONDE | Propos recueillis par 

Gilles Kepel, professeur à l'Institut d'études politiques de Paris et spécialiste de l'islam. Derniers ouvrages parus: "Passion arabe. Journal, 2011-2013" (Gallimard, 2013) et "Passion française. Les voix des cités" (Gallimard, 2014).


Deux jours après la Marche républicaine, qui a réuni plus de 4 millions de personnes en France en hommage aux victimes des attentats contre Charlie Hebdo le 7 janvier, à Paris, et en région parisienne les 8 et 9 janvier, Gilles Kepel, professeur à Sciences Po et auteur notamment de Passion française. Les voix des cités (Gallimard, 2014), analyse le sens des manifestations de solidarité organisées en France contre le terrorisme et pour la liberté d’expression, et décrypte la représentation du monde des djihadistes.

Que vous inspire la marche républicaine organisée ce week-end à Paris et en France ?

La marche est un sursaut vital de la société française, et de tous les peuples qui l’ont soutenue en envoyant défiler leurs dirigeants, contre un nouveau type de terrorisme djihadiste, celui de Daech [organisation Etat islamique; EI], qui s’est infiltré par les réseaux sociaux au cœur de l’Europe pour la détruire en déclenchant la guerre civile entre ses citoyens et résidents musulmans et non musulmans.

Dessinateurs « blasphématoires », musulmans « apostats », policiers, juifs, sont les cibles de prédilection. La marche a senti ce défi mortel et a explicité un premier réflexe, massif, de résistance. Mais Daech a identifié précisément des clivages culturels, religieux et politiques, et s’est donné pour objectif d’en faire des lignes de faille. Et il ne faudrait pas sous-estimer le danger : une bataille a été gagnée hier, mais il reste beaucoup à faire.

Comment reconstruit-on en France un pacte social après le 7 janvier ?

Si une large majorité de nos concitoyens de confession musulmane sont convaincus de la nécessité du pacte républicain, d’intégration de l’islam à la culture française, de même que juifs, chrétiens ou libres-penseurs ont construit ce processus historiquement, il existe aujourd’hui un pôle d’attraction djihadiste hostile à ce pacte. Toute la difficulté est de relativiser les choses, sans amalgame, mais sans se dissimuler la réalité. Et dans ce cadre-là, l’enjeu de dire les normes sur ce que sont nos valeurs communes et ce qui est inacceptable est essentiel. C’était le grand défi des manifestations du week-end : car si la société civile ne dit ni ne fait rien, ce consensus peut s’effriter.

La logique du clivage civilisationnel structure la vision du monde de Daech. Français et Européens, mais aussi les musulmans, doivent en avoir conscience, car ils sont les premiers concernés. Et le véritable débat est de savoir comment renforcer un pacte social qui identifie ce clivage comme un danger mortel et parvient à le contrer. C’est la seule manière de surmonter une situation où il faut le reconnaître, c’est l’Etat islamique et sa culture qui mènent le jeu – comme Al-Qaida le menait au soir du 11-Septembre, avant d’être vaincue quelques années plus tard.

La tuerie de Charlie Hebdo, et de l’hypermarché casher de Vincennes, représente un remake culturel du 11 Septembre, selon les modes opérationnels qui sont désormais ceux de EI. Après le 11 Septembre, il y a eu aux Etats-Unis une sorte de réarmement moral au sens noble du terme : un nouveau consensus sur les valeurs, mais aussi des dérives. Il importe d’en tirer les leçons.


Ce « réarmement moral » a tout de même conduit à des situations désastreuses (Irak, Guantanamo, etc.) de la part des Etats-Unis. Quel peut être le risque négatif pour notre société ?

Justement, le défi, c’est d’éviter que la réponse maladroite à EI aboutisse à une polarisation de nos sociétés entre, d’un côté, la mouvance identitaire et d’extrême droite qui apparaîtrait comme le défenseur de valeurs menacées et, de l’autre côté, une prise en otage de type communautaire par des mouvements salafistes qui basculent vers le djihadisme. La morale commune, c’est d’arriver à faire vivre ensemble des gens qui ont des cultures et des références différentes, mais pour lesquelles ce qui est commun l’emporte sur ce qui est clivant. Aux Etats-Unis, on a vu que la projection de cette affaire s’est traduite par la « guerre contre la terreur ». Notre enjeu est de ne pas tomber là-dedans.

L’émotion et l’horreur suscitées par le massacre de Charlie Hebdo et la prise d’otages porte de Vincennes nous empêchent d’entrer dans la logique des djihadistes. Pouvez-vous la reconstituer ?

La Weltanschauung (« vision du monde ») du djihadisme de l’ère Daech, qui tire les leçons de l’échec politique d’Al-Qaida, a été formalisée dès la fin de 2004 par l’idéologue syrien Abou Moussab Al-Souri. A l’époque d’Al-Qaida, un corpus complexe, peu diffusé, faisait le lien entre action armée djihadiste et réinterprétation littéraliste des textes de l’islam.

Avec Daech, on passe au domaine de la source ouverte et à la diffusion massive des manuels pour l’action sur les réseaux sociaux, avec la volonté d’inscrire celle-ci dans la lettre des textes sacrés. On l’a vu avec la persécution des yézidis d’Irak dont les hommes se sont retrouvés désignés comme des impies et massacrés ipso facto, et les femmes comme des captives (esclaves sexuelles). La protestation que cette pratique a suscitée jusque dans le monde musulman a contraint EI à recourir à l’un de ses « muftis on line » pour confectionner à partir du corpus médiéval un recueil juridique fondé sur la charia pour affirmer l’islamité de pareilles pratiques.

L’attentat contre Charlie Hebdo commis par Chérif et Saïd Kouachi a été revendiqué par Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA) et le terroriste Amédy Coulibaly se réclamait de l’organisation Etat islamique, selon les sources. Y a-t-il des différences de méthode entre Al-Qaida et EI ?

On est passé de l’ère Al-Qaida à l’ère Daech. Il y a une concurrence entre des individus qui se réclament des deux groupes, mais cela n’a globalement pas d’importance. La vidéo en ligne où Coulibaly justifie son action est placée par lui-même sous les auspices d’EI. On n’est plus dans l’ère d’Al-Qaida qui procédait selon une structure pyramidale, avec un état-major planifiant et finançant dans le détail des attentats lointains dont il missionnait les exécutants.

Aujourd’hui, l’enjeu est l’« inspiration » en Irak ou en Syrie, voire au Yémen ou en Libye – et réinjectés dans l’espace européen. Le théoricien du djihadisme, Abou Moussab Al-Souri l’avait prescrit il y a dix ans : mais ce qui l’a rendu possible aujourd’hui, c’est le développement massif des réseaux sociaux depuis lors, et des compagnies aériennes low cost qui mettent le champ de bataille djihadiste à portée de la bourse du tout-venant, via Istanbul, en Turquie.

L’égorgement des pilotes syriens prisonniers, tout comme l’attaque de Charlie Hebdo, le meurtre de la policière de Montrouge ou la tuerie de l’hypermarché procèdent de la même scénographie : on y retrouve le noir de la voiture volée, la tenue blanche de Coulibaly censée le faire ressembler à un combattant de l’époque du Prophète. Dans cette mise en scène, la distinction classique faite par les oulémas entre Dar al-islam et Dar al-kufr (« territoire de l’islam » et « territoire des infidèles ») est abolie.

Le monde entier devient pour EI le domaine de la guerre, Dar al-harb. Notre société, Paris, sont maintenant autant de prolongations du champ de bataille syrien… Wolinski et ses amis sont des impies pour les djihadistes. Ils ont blasphémé le Prophète. Al-Souri avait précisé, parmi les cibles à viser, les juifs – mais en dehors des synagogues – et les apostats qui revêtent l’uniforme des impies. D’où les meurtres de soldats, notamment d’origine maghrébine, perpétrés à Montauban par Mohamed Merah avant qu’il s’en prenne à des écoliers juifs d’Ozar Hatorah. De même, l’assassinat délibéré du brigadier vététiste Ahmed Merabet boulevard Richard-Lenoir : terroriser tous les musulmans qui ne suivraient pas leur voie.

La plupart des autorités et des pays musulmans ont condamné la tuerie. Sur quoi se fonde le radicalisme qui, selon vous, caractérise l’ère de l’Etat islamique ?

Dans la logique d’EI, l’« autre » se réduit au statut d’impie ou d’apostat. L’espace de la cohabitation complexe de l’islam traditionnel avec les « religions du Livre » – le christianisme et le judaïsme, le zoroastrisme – s’est réduit dans la mentalité des djihadistes à l’affrontement contre les kuffar [« impies »] d’autant plus qu’ils proclament que les pays occidentaux sont déchristianisés et ne peuvent plus être comptés comme ressortissant des « religions du Livre ». Pour eux, soit on est musulman à leur manière, soit on mérite la mort. Leur salafisme absolu est en concurrence avec celui des Saoudiens qui vendent à l’Occident le pétrole dont celui-ci fait la base de sa puissance industrielle. Eux veulent détruire l’Occident hic et nunc.

Les autorités traditionnelles de l’islam sunnite n’en imposent plus comme avant. Sont-elles en perte de vitesse et d’influence ?

Dans l’islam sunnite, il y a une grande plasticité, car il n’y a pas de hiérarchie cléricale qui autorise des interprétations, contrairement à l’islam chiite. Chez les sunnites, toute personne qui peut s’autoriser d’une congrégation qui le reconnaît édicte de la norme. Et elle le fera d’autant plus facilement à l’ère de Twitter qu’elle se réfère littéralement et de manière simpliste aux injonctions des textes sacrés en 140 signes. C’est l’aboutissement paradoxal de la logique du salafisme. Là où le prédicateur Farid Benyettou agissait en 2003 dans le 19e  arrondissement de Paris en réunissant des individus à la sortie de la mosquée dans un garage, aujourd’hui l’oumma est virtuelle, universelle.

La violence djihadiste n’est-elle pas aussi réactive à celle de l’Occident, aux attaques aveugles des drones, à la torture pratiquée par les Américains après le 11 septembre 2001 ?

Il est certain que le discours djihadiste se nourrit des restes d’anti-impérialisme, de réactions aux interventions armées occidentales. A cet égard, il est significatif que les condamnés à mort de l’Etat islamique soient revêtus des mêmes uniformes orange que les détenus de Guantanamo. Mais, pour élargir la base de recrutement du djihad, les islamistes doivent identifier l’adversaire comme le mal absolu. Ces groupes djihadistes sont très minoritaires dans le monde musulman. Mais si ces dizaines de milliers de personnes, face à plus d’un milliard d’individus, sont endoctrinées et armées, cela devient extrêmement efficace.

Beaucoup de commentateurs insistent sur les risques d’amalgame entre les islamistes et les musulmans en général. Vous dites pourtant que, sur certains sujets, la sensibilité ne peut être que différente. Pensez-vous que les islamistes de l’ère Daech puissent en profiter ?

Ces groupes ont besoin de frapper des cibles qui suscitent le plus de soutien. Il est certain que les caricatures du Prophète publiées dans Charlie Hebdo ont suscité dans le monde musulman une vague de protestation. C’est un fait social et culturel. Dans l’assassinat des caricaturistes de Charlie Hebdo, nous voyons celui de la culture française contemporaine. Mais, dans le monde musulman, il est indéniable que le malaise existe : certes, on y manifeste de la compassion pour les victimes ; mais le problème du blasphème est central, surtout quand il porte sur la personne du Prophète, incarnation des vertus islamiques faites homme.

Celui qui s’est montré capable d’exécuter ceux qui ont été désignés comme des blasphémateurs est donc susceptible d’attirer un courant de sympathie plus large que celui qui commet un attentat aveugle dans une gare dont les victimes sont « collatérales ». Là encore, la différence entre l’ère Al-Qaida et l’ère de l’Etat islamique est patente.

Il faut bien voir que, dans la pensée de Moussab Al-Souri, l’objectif, c’est d’ouvrir un front en Europe avec des guerres d’enclaves islamiques radicalisées qui s’identifient à leurs héros et leurs défenseurs, et face à cela une société qui surréagit. On se retrouve ainsi dans une situation où nous avons des identitaires de chaque côté, qui ont la même grammaire, mais dont le vocabulaire est différent. C’est ce qu’a assez bien vu Michel Houellebecq dans son dernier roman Soumission.


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