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vendredi 2 mai 2014

«Constellations», l’écrit du peuple

FRÉDÉRIQUE ROUSSEL

Un ouvrage à paraître lundi retrace de l’intérieur les luttes alter de ces quinze dernières années. Une première destinée à bâtir le socle des batailles à venir.


Mauvais Troupe a œuvré à rassembler des témoignages, des interviews, des correspondances tenues par les acteurs des batailles, des occupations, des fêtes qui ont ponctué les treize premières années du nouveau siècle. La prise d’assaut d’un lieu, les free-parties dans le Sud de la France, les rencontres de l’Intervento en Italie, la caisse de solidarité lyonnaise, les ateliers d’informatique squattés… La plupart des paroles du livre sont singulières, les témoignages d’insoumission forts. Les chapitres s’ouvrent sur des prologues signés «le chœur», façon tragédie antique. Une façon de tisser un fil rouge sur un paysage très diffus, dans lequel s’inscrivent aussi, dans des radicalités moindres, les Occupy et les Indignados (lire aussi page 8).
Ce livre unique dessine le portrait d’une génération politique protéiforme désireuse de réinventer les outils du mouvement révolutionnaire. Sa densité comme sa franchise dans le foisonnement d’expériences en font un objet incomparable. L’écueil du jargon et du charabia théorique, comme des références, a été savamment évité pour laisser la part belle à l’imaginaire. Il s’est agi de léguer un recueil susceptible de fixer aussi la créativité.
Constellations a failli s’intituler «Vivre et lutter». Car, loin de s’en tenir aux moments d’explosions - Gênes en 2001 ou les manifs anti-CPE -, il montre comment la lutte, pour ces acteurs, est indissociable de l’existence au quotidien. Le geste de transformation sociale s’incarne tout aussi bien dans l’organisation d’un squat à Grenoble, dans une installation collective agricole sur le plateau de Millevaches, dans un centre social autogéré à Toulouse ou dans les «hackerspaces».
Du débat. Le collectif Mauvaise Troupe, dont les auteurs viennent d’un peu partout, a accepté de nous rencontrer sur un lieu de combat symbolique qui en inspire d’autres (comme dans le Tarn-et-Garonne, lire page 4). Rendez-vous a donc été donné le 18 avril sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Dehors, autour d’une table de récup sous un soleil timide, quatre d’entre eux, Pierre, Armelle, Germain et Sacha (2), ont expliqué quatre heures durant ce qui avait présidé à cette publication, dont la conception a pris trois ans, nécessitant des centaines d’allers-retours entre les contributeurs et de longs débats de fond.
Pour ces gros lecteurs d’essais, de livres historiques, de textes théoriques et activistes qui circulent dans leurs réseaux, il manquait un récit des luttes vues de l’intérieur. Par les acteurs eux-mêmes, dépositaires d’une histoire qu’ils ressentaient devoir être partagée. «Point de départ : un manque sur ce qu’on avait traversé ces dix dernières années»,commence Armelle. La couverture des époques antérieures, en particulier des luttes des années 70, leur semblait partielle. «Un ensemble de récits existe, des documents à l’état brut comme des comptes rendus d’assemblées, tracts ou récits ponctuels, concède Sacha, parfois repris par des journalistes ou dans une parole universitaire surplombante. Mais, il y a, à notre sens, trop peu de tentatives de la part des acteurs de ces luttes de transmettre ces histoires autrement qu’oralement.» Ils n’ont pas trouvé d’équivalent de leur projet, à part peut-être L’Orda d’oro(«la horde d’or») de Nanni Balestrini et Primo Moroni, paru en 1988, sur la vague révolutionnaire italienne de 1968-1977. Jamais traduit.
L’ouvrage dont ils rêvaient devait à la fois laisser des traces de la profusion des sillages, sans omettre les impasses, mais être aussi une inspiration pour les «à venir». Pour ne pas repartir de zéro à chaque fois.«Ce devait être une forme de partage, de transmission par rapport à ce qui a pu se vivre de très fort dans les hypothèses de lutte, révolutionnaire ou radicale.» Constellations ne se veut ni un manifeste politique, ni une histoire des idées, ni une série de modèles prêts à l’emploi. Plutôt un outil qu’un bilan. Germain poursuit : «C’est un geste pour pouvoir susciter des rencontres, provoquer du débat, appeler à de nouveaux récits et finalement en rajouter un coup dans la question des luttes.» Un site internet prolongera les récits et les vécus (3).
Du début. Pourquoi démarrer en 2000 et pas avant ? «Il y a quelque chose qui pourrait commencer dans les années 90, la réponse au contrat d’insertion professionnelle (CIP) de Balladur, avec le mouvement des chômeurs, des sans-papiers, là où apparaît un certain renouveau de l’approche des luttes sociales qui montent ensuite dans les années 2000 avec l’antimondialisation, ou même la créativité des intermittents du spectacle, et un retour en force des approches collectives non institutionnelles», en convient Germain «On pourrait faire ce pari qu’il y a un cycle qui s’est rouvert à ce moment-là, renchérit Pierre. Mais le propos n’était pas d’avoir un point de vue historique plus large que la période qu’on voulait traiter.»
Constellations s’interroge sur la révolution. Mais pas sur le grand soir. «Il n’est plus, à notre sens, de sujets révolutionnaires identifiés comme les tenants d’un grand bouleversement à venir», balaye Mauvaise Troupe en introduction. La voie - les voies - se situe dans une kyrielle d’expériences qui témoignent du «vivre et lutter». La bataille, disent-ils, se niche dans les plis de l’existence. «Il n’y a pas une activité militante d’un côté et le retour au foyer le soir de l’autre. Il y a un dialogue permanent avec la possibilité d’un bouleversement de l’ordre des choses dans notre vécu individuel et collectif», raconte Germain. Ils n’ont pas à donner une réponse à la question révolutionnaire. «On se sent à la fois héritiers d’une conception de la révolution et on reste sur un certain nombre d’échecs et de voies de garage, développe Pierre. Alors on préfère être précautionneux plutôt que de tomber dans les mêmes travers que nos prédécesseurs.» Ils n’envisagent pas de modèle unique, de contre-société au monde actuel qu’ils contestent, mais une multiplicité de possibilités. Leur révolution commence par refuser une petite vie en marge dans un monde jugé fermé, uniformisé. Monolithique.
Du lien. Le cours de la vie de David, dont le témoignage ouvre le livre, bascule dans l’exaltation du mouvement anti-CPE en 2006, et sa trajectoire aboutit dans le quotidien d’un verger communautaire du Pays basque. «Dans cette partie désertion, on voulait montrer comment des moments peuvent bouleverser et faire bifurquer», traduit Armelle. Au sein du groupe qui a élaboré le livre, il y a des désaccords. Sur la question du numérique en particulier, inexplorée par les précédents mouvements révolutionnaires, certains sont d’avis qu’Internet est une prison plus qu’une libération. «Moi, je pense que c’est un terrain de lutte», affirme Sacha.
En revanche, le chapitre «S’organiser sans organisations», le plus politique sans doute, s’avère comme l’hypothèse la plus affirmée et implicite entre toutes : la politique se passe en dehors des organisations, partis et syndicats. D’autres formes sont expérimentées à différentes échelles et données en exemple, comme les assemblées sur le plateau de Millevaches, espaces de construction collective. Dans Adieux au capitalisme, Jérôme Baschet propose, lui, l’éclairage du Chiapas (lire page 6), déjà vingt ans de luttes.
Du rejet. Les tentatives de rapprochement avec le monde ouvrier explorées dans le livre, en particulier avec les «Conti», ont l’allure de rendez-vous manqués. Cela ne prouve rien à leurs yeux. «J’ai l’impression que la rencontre est peut-être plus facile maintenant que dans les années 70. Le monde ouvrier a moins prétention à représenter l’ensemble du mouvement révolutionnaire avec ses structures et ses organisations pour le coup à vocation hégémonique», estime Pierre. La question des passerelles se pose d’ailleurs pour n’importe quel groupe en lutte, paysans de la ZAD, sans-papiers… Mais les divergences tiennent aussi au travail salarié. Ils sont contre. «Depuis que nous sommes nés, on vit avec un chômage de masse structurel. La condition de travailleur en CDI nous est étrangère», souligne Germain. Le refus du salariat les lie, même si certains en vivent quand d’autres découvrent la débrouille ou l’autoproduction. Dans Constellations, il y a aussi des témoignages de gens qui se réapproprient le savoir de la construction, pour pouvoir financer un journal.
La réappropriation, terme largement employé, signifie maîtriser sa propre vie. «Ce n’est pas d’aller au supermarché pour acheter des produits dont on ne sait pas d’où ils viennent, de démarrer sa voiture pour se déplacer, de cliquer sur Internet et se faire livrer à la maison»,détaille Germain. Le territoire et l’habiter, sans être ni géographique ni identitaire, est devenu un enjeu. «Il y a eu le Larzac, il y a eu Plogoff, il y a le Val de Suze, les mines d’or en Grèce, la place Taksim en Turquie… Il y a une prise de conscience sur les luttes territoriales», précise Pierre. On revient à la ZAD, aux résistances. Ou comment être ancré quelque part tout en étant infiniment mobile.
(1) «Constellations, Trajectoires révolutionnaires du jeune XXIe siècle», éditions L’Eclat, 702 pp., 25 euros. Des rencontres sont prévues avec le collectif Mauvaise Troupe, notamment le 6 mai à la librairie L’Atelier (2 rue du Jourdain, 75019), le 13 mai à La Parole Errante (9, rue François-Debergue, Montreuil).
(2) Les prénoms ont été modifiés.

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