Confrontés à la douleur chronique de leurs patients, certains praticiens s’estiment démunis. Manque d’innovations thérapeutiques, retrait de certains antalgiques, fragilisation des centres de la douleur sont pointés du doigt.
Malgré de grands progrès dans les années 1990, la prise en charge de la douleur est loin d’être optimale. S’agit-il d’un déficit de moyens thérapeutiques ou d’une question de savoir-faire et d’organisation ? Les praticiens sont divisés : les spécialistes de médecine générale, à l’évidence, ne voient pas les mêmes patients que les spécialistes des douleurs chroniques rebelles.
Pour le Dr Gilles Morel, généraliste à Dijon, « presque toutes les douleurs de nos patients habituels peuvent être soulagées. Mais à quel prix ? Un de nos problèmes est celui du rapport bénéfices/risques des antalgiques de niveau II. » Vice-président de la Société Française d’Etude et de Traitement de la Douleur (SFETD), rhumatologue à l’hôpital Cochin, le Pr Serge Perrot est plus alarmiste : « Toutes les avancées des années 1990 sont en train d’être balayées. C’est gravissime, car un grand nombre de centres de la douleur risquent de disparaître ».
Un quatrième « Plan douleur » est attendu. « L’effort devrait porter sur les douleurs du sujet âgé, les douleurs liées au handicap et les douleurs ostéo-articulaires, signale Serge Perrot. L’enjeu est aussi d’améliorer le maillage territorial de la prise en charge de la douleur. Mais ce plan ne bénéficiera d’aucun financement ». Par ailleurs, « le troisième Plan Cancer, soutenu par François Hollande, n’intègre pas de volet spécifique sur la douleur du cancer. »
« Un vrai handicap et un vrai fardeau »
La douleur chronique est pourtant « une vraie maladie, un vrai handicap, un vrai fardeau. » Des études récentes montrent qu’elle réduit l’espérance de vie et augmente le risque de co-morbidités. En termes de répercussions somatiques, sociales et psychologiques, son impact individuel est profond. Et son impact sociétal majeur en termes d’arrêts de travail et de baisse de productivité.
Pour autant, « il y a un désengagement massif des pouvoirs publics dans le soutien à la prise en charge de la douleur chronique », déplore Serge Perrot. Dans les années 1990, de nombreux centres de la douleur ont été créés. Dédiés aux douleurs chroniques évoluant depuis plus de trois mois, ils sont généralement situés dans des hôpitaux. Ils évaluent la douleur de chaque patient, proposent des consultations pluridisciplinaires et des
approches multimodales.
« Il y a une véritable expertise en douleur qu’il faut faire reconnaître », indique Serge Perrot. Pour Gilles Morel, « les douleurs chroniques rebelles ne sont pas le quotidien du généraliste. Mais face aux douleurs mal étiquetées, nous restons démunis. Nous pouvons alors recourir à ces centres de la douleur. » Mais, dans un hôpital en crise, ces centres sont fragilisés.
« Des consultations à 23 euros qui durent longtemps et mobilisent tant de monde ne peuvent être rentables, admet Serge Perrot. Leur rentabilité doit s’évaluer sur d’autres critères ». Il y a certes des financements dédiés aux « missions d’intérêt général » (MIG), « mais ils risquent de fondre ».
Une discipline non reconnue
Autre problème : de nombreux algologues, pionniers dans les années 1990, vont partir en retraite. « Leurs postes commencent à être repris par les services dont dépendent ces centres », déplore Serge Perrot. Car la prise en charge de la douleur n’est pas une spécialité médicale reconnue. Les médecins algologues sont neurologues, rhumatologues, anesthésistes, généralistes... Troisième point d’achoppement : la formation en médecine de la douleur. Dans les années 1990, la douleur a été inscrite dans le 2e cycle des études médicales. « Aujourd’hui nous réclamons la création d’un master spécialisé pour former des universitaires à la douleur chronique, explique Serge Perrot. Une proposition non retenue à ce jour. »
Arsenal thérapeutique : un bilan mitigé
Quid des moyens thérapeutiques disponibles ? Le constat est en demi-teinte. « Le retrait de l’association dextropropoxyphène - paracétamol [Di-Antalvic], depuis 2011, nous place dans une situation difficile, estime Gilles Morel. Cette association nous était utile. Les antalgiques de niveau II restants (tramadol et codéine) ont beaucoup plus d’effets indésirables. Lorsqu’une personne âgée se plaint d’avoir mal, nous hésitons à la mettre sous un de ces deux antalgiques : nous redoutons une chute, par exemple. » Un avis conforté par Serge Perrot : « On nous enlève des médicaments qui, certes, n’ont pas fait la preuve d’une efficacité analgésique majeure, mais qui n’étaient pas les plus dangereux. Ceci ne remet pas en cause les restrictions d’usage justifiées élaborées récemment pour plusieurs AINS. » Contre les douleurs plus intenses, le généraliste peut avoir recours à la morphine ou ses dérivés. Mais « pour beaucoup de patients, la morphine reste associée à la fin de vie », témoigne Gilles Morel.
La stratégie médicamenteuse ne suffit pas
« La douleur a une composante multifactorielle où les dimensions émotionnelle et physique sont importantes. La stratégie médicamenteuse ne suffit pas », relève Alain Eschalier, pharmacologue à l’université
d’Auvergne. D’où l’intérêt des thérapies cognitives et compor-tementales contre les douleurs chroniques, mais aussi la nécessité d’une prise en charge physique adaptée, indispensable. « Toutes les douleurs chroniques restent difficiles à traiter », estime Serge Perrot. La prise en compte des douleurs cancéreuses s’est globalement améliorée, même si elles restent sous-traitées. « Poussés par leurs patients à prendre en charge les douleurs cancéreuses, les médecins le font de meilleure grâce », résume Serge Perrot.
Les douleurs liées à l’arthrose – les plus fréquentes – restent très mal prises en charge. « Contre ces douleurs par excès de nociception et celles dotées d’une composante inflammatoire importante, on ne dispose que du paracétamol, des AINS et des dérivés morphiniques », indique Alain Eschalier. « Peu de médicaments sont disponibles et les plus efficaces sont mal supportés, renchérit Serge Perrot. De plus, les patients âgés souffrent fréquemment de co-morbidités : cela pousse les médecins à établir une hiérarchie dans leurs traitements, souvent au détriment de la douleur ».
Le Pr Pascal Richette, président de la section arthrose de la Société Française de Rhumatologie, se dit, lui, « très inquiet d’un éventuel déremboursement des acides hyaluroniques et des anti-arthrosiques symptomatiques d’action lente dans l’arthrose. Ils ont une efficacité modeste, mais ils sont d’une aide précieuse : on espère qu’ils soulagent les symptômes et qu’ils diminuent un peu la consommation de paracétamol et d’AINS, dont nous redoutons les effets indésirables au long cours. »
De nouveaux traitements sont cependant attendus. L’enjeu est aussi d’apprendre aux patients à gérer leur douleur en utilisant mieux les remèdes actuels. Il faut enfin promouvoir les approches non médicamenteuses : exercice physique, kinésithérapie, voire acupuncture et ostéopathie. « Autant de "petits plus" qui s’ajoutent aux traitements médicamenteux », note Serge Perrot.
« Contre les douleurs neuropathiques, mieux identifiées, on dispose de deux familles de référence : des anti-dépresseurs et des anti-épileptiques », explique Alain Eschalier. Pour autant, seuls 35% à 50% des patients sont améliorés, souvent de façon partielle.
L’écueil des douleurs « psy »
Fibromyalgies, syndrome du côlon irritable... « Dans ces douleurs dysfonctionnelles, sans substratum lésionnel identifié, il n’y a aucun traitement médicamenteux de référence », regrette Alain Eschalier. Et ce type de douleurs est victime de préjugés : « on les juge un peu "psy" alors qu’il s’agit d’un réel dysfonctionnement de la douleur », déplore Serge Perrot.
Florence Rosier
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