Le 850e anniversaire de l'Hôtel-Dieu de Paris sera célébré à partir de 2014, juste après celui de la cathédrale Notre-Dame de Paris, deux édifices construits simultanément durant la décennie 1160, côte-à-côte sur l'île de la Cité, sur décision du roi Louis VII le Pieux et du cardinal Suger. Plus ancien est l'ensemble hôpital et église St. Bartholomew-The-Great de Smithfield construit par le moine bénédictin Rahere sous le roi Henry 1er, fils benjamin de Guillaume le Conquérant, dont les Londoniens se préparent à célébrer en 2023 le 900e anniversaire.
Ces deux prestigieux hôpitaux sont-ils les plus vieux encore en place in situ dans le monde ? Tout dépend du sens donné au mot "hôpital" dont il existe de nombreuses définitions selon l'importance accordée aux facteurs respectifs du rapport médecine/affaires sociales s'exprimant dans les statuts de toute institution dédiée à la santé humaine. Au Ve siècle avant l'ère chrétienne, Hippocrate de Cos délivra la médecine de la superstition religieuse entretenue par les Cnidiens, inventant l'école de médecine un millénaire avant le premier hôpital. L'expansion de la misère sociale contraignit l'Empire byzantin à créer le concept d'"hostel" charitable administré par des ordres religieux sans lui attribuer la moindre mission médicale. Les grands ordres hospitaliers furent créés lors des Croisades pour gérer principalement les léproseries (maladreries) ; plus tard les"lazarets" servirent à mettre en quarantaine les victimes de la peste. De multiples Hôtel-Dieu furent construits sur les chemins du pèlerinage vers Saint-Jacques de Compostelle à partir du Xe siècle lorsque le royaume des Asturies fut solidement consolidé après la victoire de Charlemagne sur l'invasion arabe refoulée au sud du Douro. Les premiers St. Bartholomew's Hospital (The Barts aujourd'hui) et Hôtel-Dieu de Paris (à l'origine construit en 650 par Saint Landry sur l'emplacement de l'actuelle église Saint-Julien-le-Pauvre sur la rive gauche de la Seine) relevèrent de cette conception de lutte contre la misère des populations, qu'elle fussent malades ou non, par leur ségrégation censée protéger les quartiers prospères ; ils ne devinrent des hôpitaux universitaires avec école de médecine et recherche qu'avec la Réforme et Henry VIII en Angleterre (Harvey) et la Convention en France (Desault, Corvisart, Dupuytren).
TEMPLE DE LA CHIRURGIE PARISIENNE
Nos hôpitaux universitaires proviennent de l'héritage hippocratique cultivé par les Nestoriens à Antioche au début de l'ère chrétienne ; persécutés par Byzance, ils s'établirent chez les Syriaques sur le territoire de l'actuel Kurdistan. Les communications depuis toujours étroites entre le Proche-Orient et le sous-continent indien expliquent l'origine persane du mot "bimaristan" qui définit un établissement de soins et d'enseignement médicaux. L'invasion arabo-musulmane au VIIe siècle ne fit que favoriser leur implantation d'abord sous les Omeyades à Damas puis les Abbassides à Bagdad où Haroun al-Rachid les multiplia avec des noms fameux (Mésué, Rhazès, Alhacen) alors qu'Ibn Sina exerça en Perse trois siècles plus tard. Le bimaristan Arghun d'Alep, ancêtre des hôpitaux psychiatriques depuis 1354, a été détruit en 2012 ; la guerre civile laissera-t-elle intact le bimaristan Nur al-Din de Damas, datant de 1154, transformé en 1975 en Musée de la Médecine et de la Science du Monde Arabe ?
Le panarabisme et la religion musulmane se propagèrent de Damas vers l'Europe de l'ouest par l'Afrique septentrionale lors du dernier quart du Iermillénaire de l'ère chrétienne. C'est à Cordoue, capitale d'Al-Andaluz, que s'épanouît l'école de médecine la plus prestigieuse du Moyen-Âge, lorsque l'émir Abd-ar-Rahman III (912-961) sût faire cohabiter et collaborer pacifiquement les plus grandes intelligences de l'époque qu'elle fussent arabes, juives, chrétiennes et berbères ; en furent issus Abulcassis, Avenzoar, Averroës et, le plus fameux de tous, le juif Maïmonide. Aux traductions en arabe des textes grecs, notamment Hippocrate, Aristote et Galien, ils ajoutèrent leurs propres réflexions, obérées toutefois par l'interdiction de la dissection du corps humain que seule l'école d'Alexandrie avait su autoriser jusqu'à sa destruction par Constantinople.
Le savoir gréco-judéo-arabe s'exporta d'abord de Kairouan avec la fuite vers l'Italie de Constantin l'Africain, mahométan devenu chrétien et fondateur de l'école bénédictine de Salerne en Campanie. Il fut le premier traducteur en latin des auteurs précités dans sa retraite du Mont-Cassin. Par la Catalogne avec Arnaud de Villeneuve et Salerne avec Gui de Chauliac l'esprit nouveau fertilisa la grande école de Montpellier à la fin du XIIIe siècle. Remontant la vallée du Rhône, il fit de Lyon la plus grande école de chirurgie médiévale et gagna Paris et l'Europe du Nord. Si l'Hôtel-Dieu avec Dupuytren et Cruveilher devint le temple de la chirurgie parisienne au XIXe siècle, l'hôpital de la Charité fut le premier grand hôpital universitaire de la médecine par l'introduction avec Laennec de la méthode anatomo-clinique enseignée à la Faculté de médecine.
INTÉGRISME RELIGIEUX DESTRUCTEUR
En conclusion, l'intégrisme religieux détruit constamment la puissance culturelle au service de l'amélioration de la santé de l'espèce humaine. Islamique, il contraignit à l'exil le juif Maimonide comme le musulman Averroës, tous deux cordouans. Très catholique, il força les juifs marranes à quitter l'Espagne puis le Portugal, faisant ainsi la fortune de Bordeaux puis de Rotterdam avec Spinoza. Aujourd'hui, le créationnisme fait florès dès lors qu'un excessif matérialisme ne sait plus calmer efficacement l'angoisse de l'humanité face à la misère physique, mentale et sociale. Curieusement la définition officielle de la Santé intégrant ces trois paramètres a disparu du portail Internet du site officiel de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), toutes langues officielles confondues... sans être remplacée par une autre. Le siècle dit de Périclès vit naître et prospérer certes Hippocrate et Aristote en Grèce, mais aussi deux grands courants philosophiques aujourd'hui en pleine expansion planétaire : en Chine, le confucianisme, complété par le taoïsme de Lao-Tseu, et, en Inde, le bouddhisme. Les talibans purent détruire les bouddhas géants d'Afghanistan comme le terrorisme d'Al-Qaïda au Maghreb islamique les manuscrits de Tombouctou et le pouvoir syrien le bimaristan d'Alep, l'intégrisme musulman ne tuera pas le paradigme hospitalo-universitaire qui s'est imposé sur la planète entière pour traiter et prévenir les troubles de la santé des humains voire de tout le monde vivant. Il confortera dans la dépendance les populations asservies par la dictature idéologique, qu'elle soit déiste ou athée, religieuse ou laïque. Confucius, Lao-Tseu et Siddhartha Gautama n'ont jamais manqué de disciples ni de thuriféraires.
Pour être spirituel à défaut d'exister, quand génétique et neurosciences révolutionnent l'abord moral de la science et de l'art de la médecine, le XXIe siècle doit générer un nouvel Hippocrate et le 850e anniversaire de l'Hôtel-Dieu doit en être l'élément fécondant quand on envisage d'en faire un Hôpital universitaire de santé publique que nul ne sait encore concevoir ni réaliser puisque nul ne sait plus donner une définition incontestable et incontestée de la santé. Pour lui conférer une portée universelle comme la mondialisation l'exige désormais, l'étude devrait en être confiée à une cellule pensante constituée d'experts représentant l'Unesco et l'OMS, réunie en conférence permanente à Paris dans les locaux même de l'Hôtel-Dieu.
Dr Jean-Francçois Moreau (Professeur émérite, Université et École de Médecine Paris-Descartes, PRES Sorbonne Paris-Cité.)
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