La parution de leur correspondance et une exposition parisienne montrent l’intensité des rapports entre les deux plasticiens et écrivains.
C’est une conception de l’art, du rapport à la création, qui rapproche d’abord Jean Dubuffet (né en 1901 et mort en 1985) et Gaston Chaissac (né en 1910 et mort en 1964). Dubuffet considéra un temps les créations littéraires et artistiques de Chaissac comme relevant de l’art brut, avant d’estimer que celui-ci n’était pas assez autodidacte mais trop conscient des productions de son époque pour relever de cette catégorie. «Rustique» était le mot par lequel Chaissac définissait son propre travail. Ce qui est sûr est que la volonté de rester proche du quotidien, de «l’homme du commun», selon la formule de Dubuffet, les réunit tout au long de leur vie artistique. Chaissac peint et écrit sa vie villageoise avec beaucoup d’invention syntaxique et un mépris de l’orthographe et de la ponctuation traditionnelles qui ne peut que plaire à Dubuffet (qui a toujours défendu «le sabir» et inventera lui-même «le jargon» pour écrire la botte a nique). Son érudition est par ailleurs indéniable : «La lettre en question a une allure assez prétentieuse du fait que j’y fais également allusion aux gastolâtres, écclésiophobe et aux catimurons.» Très tôt dans la Correspondance entre les deux hommes, Chaissac raconte un lien entre sa vie poétique et familiale :«Lorsque j’étais gosse et que ma mère était très en colère après moi elle s’asseyait, faisait le geste de s’arracher les cheveux et elle parlait un bon moment de son malheur d’avoir des enfants aussi terribles et ce qu’elle disait ressemblait à de la poësie ce qui me la faisait écouter avec beaucoup d’intérêt.»
«Concierge». Passent sobrement, dans cette Correspondance,Antonin Artaud (que Dubuffet a pensé un temps caser chez Chaissac), Raymond Queneau, André Breton. Mais c’est par Jean Paulhan que les deux hommes entrent en contact (1). Très vite, leur lien est on ne peut plus singulier. Tout le monde n’ose pas écrire à Dubuffet comme le fait Chaissac dès la première lettre conservée :«Je pense que votre dernière exposition fut une erreur.» Mais son correspondant accepte beaucoup de cet «écriveur de lettres si drôles» qui trouve que «c’est si amusant de peindre… même un mauvais tableau». Plus tard, Dubuffet lui écrit d’ailleurs que «les gens ne sont pas si fous que de ne savoir que le plaisir est à faire les tableaux et non pas à regarder ceux qu’ont faits les autres». Quand Chaissac est décrit comme «un Dubuffet en sabots», Dubuffet se plaît à se voir comme «un Chaissac en escarpins». «Si votre peinture est si mauvaise qu’on dit je ne saisis pas pourquoi on en parle», écrit Chaissac dont un critique d’Arts écrira en 1947 : «L’exposition de Chaissac est exactement l’illustration de l’idée que le concierge se fait de l’art moderne.» Les deux peintres se retrouvent dans la volonté d’utiliser de nouveaux matériaux. Chaissac : «Ce serait dailleurs si amusant de pouvoir se rendre chez un sculpteur sur bois pour lui dire : "Je choisis celle-là mais vous me la ferez cuire".» Les toiles d’araignées, aussi, pourraient avoir droit à leur exposition.
«Usine à rosée». Dubuffet ne se montre pas toujours sous un aspect très sympathique (en particulier avec une phrase antisémite en 1947) - mais le plus souvent, si. Il rédige la préface du catalogue de la première exposition de Chaissac et ne cesse de tâcher de l’aider financièrement. L’argent est un élément important dans la perception de Dubuffet. Il n’était pas du sérail et c’est grâce aux bénéfices de son commerce en vins qu’il a finalement pu persévérer dans la peinture. On lui prête «une immense fortune» à la Monte-Cristo et il trouve que «l’argent a pris un caractère si sacré qu’on ne peut plus ni l’offrir ni le recevoir sans que ça fasse un tas d’histoires», manière de convaincre son correspondant d’accepter le sien. Surtout quand il prétend plus tard en avoir «plein des tiroirs»et ne savoir «qu’en faire que c’en est dégoûtant». En 1956, Dubuffet dira drôlement comment, en outre, il est peu habile à dépenser lui-même sa richesse. «J’ai gagné beaucoup d’argent avec mes tableaux cette année mais je l’ai entièrement dilapidé et perdu à faire bâtir une maison à infiltrations d’humidité. C’est une usine à rosée, la villa "Le suintement", spécialité de rhumatismes. On va probablement l’évacuer aujourd’hui pour aller dormir à l’hôtel.»
Ce n’est que dans les toutes dernières années de sa vie que Chaissac,«palefrenier sans appointement cordonnier sans travail», sera reconnu. Dubuffet a été accusé d’avoir plagié Chaissac (quoique jamais par l’intéressé lui-même). Dans leur introduction, Dominique Brunet et Josette-Yolande Rasle disent plutôt comment, dans ce couple étrange, le plus vieux a «assimilé» le plus jeune. C’est Dubuffet qui a émis l’idée que les deux pourraient travailler ensemble, puis c’est lui qui n’y a pas répondu quand Chaissac l’a reprise à son compte. On voit bien comment l’inventivité littéraire et artistique hors norme de Chaissac - qui voulait faire des peintures murales «car ça ne peut pas se trafiquer», qui souhaitait par ses créations laisser le public «comme deux ronds de frites» - a pu plaire au créateur de l’Hourloupe. «Mais mes goûts c’est comme mes faux-cols, ça me va à moi mais je ne prétends pas du tout que ça aille aux autres ou que ça soit une pointure plus recommandable que d’autres pointures», écrit Dubuffet. Chaissac fut son goût, ce Chaissac qui lui écrit : «J’ai reçu le machin pour l’œil mais il ne m’inspire pas confience pour l’œil mais je traite mes hémorroïdes avec. Résultats merveilleux.»
(1) La «Correspondance 1944-1968» entre Dubuffet et Paulhan est parue en 2003 aux «Cahiers de la NRF», chez Gallimard, tandis que les «Lettres à Jean Paulhan 1944-1963» de Chaissac ont été publiées ce printemps aux éditions Claire Paulhan (332 pp., 44 €), avec les mêmes maîtres d’œuvre que cette «Correspondance Chaissac-Dubuffet», Dominique Brunet et Josette-Yolande Rasle.
Gaston Chaissac et Jean Dubuffet Correspondance 1946-1964 Edition établie, présentée et annotée par Dominique Brunet et Josette-Yolande Rasle. Gallimard, «les Cahiers de la NRF», 776 pp., 45 €. En vente le 22 août.
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