On prend des femmes, et cela peut tout changer!
Le Monde.fr | Par Catherine Blondel-Coustaud (directrice scientifique de l'Ecole des femmes à l'Institut de l'école normale supérieure)
L'ouvrage de Pierre-Yves Gomez, Le Travail invisible, enquête sur une disparition (Bourin, 2012), donne largement à penser. Belle invitation à relire Marx et Simone Weil, il ouvre des pistes de réflexion sur le déséquilibre croissant du rapport " capital-travail ".
En revanche, après lecture de sa chronique "On prend des femmes et on recommence ", publiée dans " le Monde " daté du 7 juin, comment s'empêcher de penser : " et ça recommence, encore et encore..." ?
M'est revenu le souvenir du responsable de cellule de l'unique réunion du parti communiste à laquelle j'ai assisté. Dans la salle, les hommes parlaient, les femmes moins. Elles préparaient les tracts et servaient à boire aux messieurs. J'avais quinze ans, j'ai posé la question de la libération des femmes. On m'a expliqué : " travailleurs, travailleuses, même combat ! ". J'ai insisté, je n'aurais pas dû, j'avais trop parlé...
J'ai fait mon chemin depuis jusqu'à ce qu'un homme me propose de créer l'Ecole des Femmes, à l'Institut de l'école normale supérieure, le 8 mars 2010. Une dizaine d'entreprises ont accepté d'y envoyer chacune deux cadres dirigeantes pour écrire un " dictionnaire de l'Ecole des Femmes ".
Chaque mois, ces femmes rencontrent un(e) chercheur(se) en histoire, en sociologie, en philosophie, en neurologie, en économie, etc. pour débattre d'une dimension de la condition des femmes, dans les entreprises et ailleurs. Elles proposent ensuite des mots et écrivent des définitions, qui figureront dans le " Dico ", après discussion avec le groupe. Certaines siègent dans des conseils d'administration, d'autres pas ou pas encore.
NON, CAMARADE
Bien entendu, Pierre-Yves Gomez nous le rappelle : directrices de la communication, des ressources humaines, du marketing, des finances, de la formation... ou encore directrices générales, elles ont toutes fréquenté les meilleures écoles et vivent dans les beaux quartiers. Les représentantes du Lumpenprolétariat sont rares. Soit.
Seulement, affirmer, que " les mêmes normes et les mêmes exigences de sélection " s'imposent aux administratrices, est faux. Non, camarade ! J'en veux pour preuve quelques mots issus du " Dico " : " assumer ", " complexe de Cendrillon ", " charge mentale ", " concilier ", " culpabilité ", " domination ", "perfectionnisme" ou encore " plafond de verre ".
Les amateurs(ses) de stéréotypes y trouveront également : " coiffeuse ", " concierge ", " folle ", " hystérique ", " pétasse " ou " poule ". Quant à celles et ceux qui préfèrent la sociologie du quotidien, recommandons-leur : " avortement ", "viol" ou encore " bleu ". On dit aussi " hématome "... Il y a plus d'administratrices que d'administrateurs qui tombent dans l'escalier.
Pierre-Yves Gomez ignore, semble-t-il, que l'accès à ces conseils d'administration, même pour une directrice financière, a un coût supérieur, et que la plus-value y est moindre que pour un homme. Il existe d'ailleurs des formations pour les candidates où on leur apprend à " ne pas trop parler " (sic).
Certaines directrices de la communication, sans qui les fameuses stratégies d'entreprises n'auraient jamais vu le jour, certaines directrices des ressources humaines ou certaines directrices juridiques, sans qui le mot " droit social " serait dépourvu de sens, suivent ces formations. Elles ont bien raison.
RELIRE PIERRE BOURDIEU
Une fois au conseil d'administration du reste, les " habitus " ont la vie dure. Il suffit de relire La domination masculine (Seuil, 1998), de Pierre Bourdieu. Les administratrices en effet s'entendent régulièrement dénier leur genre (" c'est pas une femme ") ou asséner des stéréotypes visant à les y réduire (" ce n'est qu'une femme ").
Le " ticket d'entrée " est cher, très cher. Et pourtant, contrairement à ce qu'écrit Pierre-Yves Gomez, la " sociologie des conseils d'administration "change. La présence des femmes a un mérite : la langue change, certains hommes font attention à ce qu'ils disent puis, un peu plus tard, à ce qu'ils font. Certains s'en réjouissent même ! Comme l'a écrit Bourdieu, encore lui : " les mots sont un programme de perception " (Ce que parler veut dire, Fayard, 1982). Les femmes parlent enfin, se font entendre et elles agissent.
Ecrire que " la parité homme-femme (...) confirmera et même accentuera la reproduction sociale " est également faux, pour toutes les femmes. Les administratrices ayant plusieurs mandats, celles qui font parler d'elles, de Valérie Bernis à Agnès Touraine, de Mercedes Erra à Véronique Morali, d'Anne Lauvergeon à Laurence Parisot ...et toutes les autres ne sont pas forcément très préoccupées par la parité " capital-travail ". Certes. Pourquoi le seraient-elles plus que les administrateurs ?
Une chose est sûre cependant : grâce à ces " élites féminines ", comme il les qualifie, la révolution est en marche et ces messieurs du CAC 40 se précipitent chaque année à Deauville pour se pavaner devant les dames du Women's Forum. Pendant ce temps, je ne sers pas le café aux camarades et je ne prépare pas les tracts pendant qu'ils me disent ce qui est bon pour moi.
Je peux même réfléchir au rapport " capital-travail ", grâce aux lumières de Pierre-Yves Gomez. Alors, merci aux administratrices, mêmes cumulardes, même antipathiques voire réactionnaires ! Elles font ce qu'il faut pour que mes filles n'aillent pas essuyer les verres au fond du comptoir, après la réunion du parti.
Catherine Blondel-Coustaud (directrice scientifique de l'Ecole des femmes à l'Institut de l'école normale supérieure)
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